AU REVOIR A L'UE, BONJOUR TRISTESSE

 

Où commencer sur l’avenir du Royaume Uni ? Parmi les pro-Européens de la Grande Bretagne règne le désespoir, mais aussi et plus profondément la rage et la honte.

Notre climat politique est toxique depuis deux mois et nous voyons de plus en plus de la réticence à accepter une situation que nous considérons une violation de nos acquis, ainsi que le résultat d’une dissolution du contrat social. Le rapport entre la prolétarisation de la citoyenneté, la télécratie murdochienne et le traitement des immigrés comme bouc-émissaires est indéniable, cependant le discours politique ici n’est que très récemment – depuis la crise des refugiés méditerranéenne – tourné si violemment contre l’UE. Malgré la visibilité de Nigel Farage, notre mode de scrutin l’empêchait de percer jusqu’au parlement, ce qui exacerbait l’aliénation d’une population que l’établissement de Londres ne cesse d’ignorer. À l’intérieur du parti conservateur, David Cameron n’a pas eu le même niveau de contestation anti-européenne que vivait John Major dans les années 90. UKIP n’a qu’un seul élu à l’échelle nationale et ont énormément du mal à trouver des candidats dont l’incompétence ou histoires de racisme manifeste ne repoussent pas un électorat moins haineux que désillusionné. Seule une minorité des élus conservateurs ont poussé Cameron à faire le référendum, et il l’a organisé plutôt pour « unifier » son parti que pour répondre à la volonté banale. Pari atrocement peu nécessaire lequel démontre que le premier ministre n’a rien appris du débâcle en Écosse, où l’électorat marginalisé devenait de plus en plus en faveur de l’indépendance en réagissant contre l’austérité ainsi qu’un discours politique qui cherchait à fabriquer la crise économique ; et surtout qu’il a sous-estimé la capacité des médias à dicter opinion publique. Sa folie va certainement détruire le Royaume Uni, une union basée sur la politique de l’amitié, malgré ses racines coloniales. Très gauchiste par rapport à l’Angleterre – et c’est le gauchisme aussi bien que le nationalisme qui sous-tend le nationalisme écossais –, l’Écosse cherchera vite à déclarer son indépendance. Je prévois une situation constitutionnelle où Juncker permettra aux Écossais de ne pas faire partie du Brexit. La situation en Ireland du Nord est moins claire. Même chez nous, très peu de gens reconnaissent combien la paix est fragile, avec les tensions guère supprimées. Il est fort possible que nous voyions un retour aux années 80. La restauration prévue d’une frontière entre les deux Irelande transformerait la paix en poudrière.

 

Si ne suffit pas déjà l’assassinat de Jo Cox, la jeune membre de parlement europhile fusillée et poignardée à mort le 16 juin, devant une bibliothèque où son assassin proclamait « mort aux traîtres, liberté pour le Royaume-Uni ! », risquons-nous une escalade de la violence en Angleterre ? La démographique la plus européenne est celle des jeunes aux boulots merdiques et futurs castrés, entropiques, qui sont déjà descendus dans les rues pour le mouvement Occupy et les émeutes de 2010.

 

 

D’autres remarques :

 

- Avec l’idéologie de la destruction créatrice, disruption et bêtise vont de pair, et l’absence de désir est bouleversante. Le Brexit aura lieu comme conséquences des comportements pulsionnels d’un grand nombre de gens qui ne savaient pas pourquoi ils votaient, mais faisaient ce que leur disaient d’autres qui n’y croyaient pas et ne voulaient pas le résultat qu’ils demandaient. On entend déjà parler des voteurs qui réclament changer leur vote, n’ayant pas appréciés que la sortie de l’UE mettrait fin aux subventionnements régionales européennes. Architecte principale du mouvement « Leave » et le prochain premier ministre le plus probable, Boris Johnson ne s’est déclaré qu’en faveur du Brexit au dernier moment, et cela pour saisir la chance de remplacer son rival et ancien camarade de lycée, David Cameron. Les premiers mots prononcés par Johnson à la suite de sa triomphe ne démentent pas l’impression d’un opportuniste relativement pro-européen, qui ne prêchait la désinformation et les démi-vérités que parce qu’il ne les pensait jamais susceptibles de lui remporter la victoire. En tant que journalise bruxellois dans les années 90, c’était Johnson qui nourrissait le discours parodique des médias anglais sur l’Europe, en créant la politique du « post-truth » avec ses histoires fictives des règlements imposés par l’UE pour assurer la « rectitude » des bananes. Il fait la politique comme il écrit : pour s’amuser, et a maintenant l’air d’un écolier espiègle qui n’anticipait pas les conséquences de sa bouffonnerie. Ses complices ne sont nullement moins bêtes. Le chef de UKIP, Nigel Farage, est un fasciste à l’ancienne qui promettait de réinvestir les contributions britanniques de l’UE dans les services publics—promesse sur laquelle il a revenu seules trois heures après l’annonce des résultats. L’ex-maoïste Michael Gove est entiché de la destruction « créatrice » de tout ce qu’il touche. Comme ministre de l’enseignement national, Gove dénonçait les universitaires et enseignants comme « marxistes qui cherchent à réduire l’éducation à l’état de ruine ». Le même dédain envers les évidences des « experts » a caractérisé toute la campagne « Leave ».

 

- Au nord de l’Angleterre où la composition sociale est ethniquement homogène, des brexiteers avouent dans un sondage n’avoir jamais rencontré un immigré et disent paradoxalement qu’ils votent pour quitter par solidarité avec une population londonienne détestée qui est quand même largement en faveur de l’UE.

 

- En même temps, le rejet de l’Europe est un rejet de Londres : il est frappant combien, sauf en Écosse et en Ireland du Nord, le vote des Anglais et des Gallois est en désaccord avec celui du capitale. Les régions traditionnellement « ouvrières » et socialistes supportent  le fardeau de l’austérité beaucoup plus au nord que dans les circonscriptions conservatrices du sud, ayant étés démembrés des actifs sociaux. On parle aujourd’hui d’un mouvement d’indépendance londonien pour que les bohémiens pluriculturels du capitale se débarrassent des ignorants racistes du nord, mais ceci est précisément de ne pas reconnaître combien le londocentrisme est une cause de tout ce qui se passe. La restructuration de la société britannique pour ne fonctionner que comme un satellite-fournisseur aux secteurs des services financiers à Londres a eu pour effet l’aliénation non seulement de l’Écosse, mais de la plupart de la population de l’île. Il est à remarquer que l’annonce du référendum a coïncidé avec le lancer d’une démarche européenne pour imposer des contraintes sur le marché des produits dérivés financiers. À part les fluctuations boursières prévisibles de la semaine passée, les banquiers et gestionnaires de fonds spéculatifs n’ont pas beaucoup contribué aux débats sur l’avenir de l’Europe. Croyaient-ils que leurs interventions seraient contre-productives, ou sont-ils moins opposés au divorce que l’on a tendance à supposer ? Même en tenant compte des ajustements structurels imposés sur la Grèce par Wolfgang Schäuble, nous les Anglo-Européens avons énormément de peur d’être abandonnés par l’Europe (pour ne rien dire de l’Écosse), où nos amis de gauche servent depuis longtemps comme barrage contre le néoliberalisme vénal incontrôlé du City de Londres. Quelle chance de résister au TTIP quand il n’y aura plus de Merkel ou même François Hollande pour combattre l’emprise des multinationales ? Quand la seule possibilité d’un nouvel accord de commerce comportera la privatisation de notre très cher service de santé public ? La peur n’empêche pas de compatir avec la tentation de nous expulser vite pour éviter une réaction en chaîne. Le projet européen excède les intérêts étroits de ses États-membres et ne peut pas sombrer dans la disruption.

 

Gerald Moore, le 24 juin, 2016.

Pourquoi tristesse ?

Quel bilan de la structure qui prétend être "l'Europe" depuis tant de décennies ? L'aggravation des inégalités, le chômage, la misère pour un nombre de plus en plus grand d'hommes et de femmes ?

Le scrutin étant encore universel, il fallait bien s'attendre un jour ou l'autre à un tel résultat. On ne peut pas toujours impunément demander des efforts et des sacrifices, promettre pour demain un monde meilleur. Les religions peuvent promettre le paradis dans une autre vie, pas les responsables politiques. A cela se sont ajoutées les humiliations imposées à la Grèce.

Les réfugiés dans tout cela n'ont été qu'un instrument, un simple symptome (cf Pharmakon), un instrument utilisé par quelques politiciens sans scrupules pour détourner la colère populaire. L'affaire du "burkini" qui agite en ce moment l'hexagone est de la même veine. Il y a plusieurs années, je faisais campagne dans un petit village de mon département (60 habitants) qui votait à plus de 90% pour le FN. Autant dire que le candidat socialiste que j'étais à l'époque n'était pas le préféré de la demi-douzaine d'habitants rassemblés pour l'occasion dans la petite salle de mairie. A la fin de mon exposé, l'un des participants m'intepelle vivement en me disant "mais il y en a de trop", je demandais trop de quoi ? il me répond alors "des arabes". Je demande alors s'il y a des arabes dans le village, la réponse vient avec colère: "non mais ça peut arriver et ne plaisantez pas avec ça..." Il est bien évident que les arabes n'ont rien à voir dans cette affaire, le village est à l'écart de tous les axes de circulation, la population diminue sans cesse? il y a davantage de maisons en ruine que de maisons habitées, les services publics en sont partis il y a bien longtemps. Des laissés pour compte, en milieu rural à l'identique de tous ceux qui habitent les villes industrielles déchues en France comme au Royaume Uni.

Est-ce que le projet Européen que vous regrettez, soumis à la règle économique (ou du moins d'une certaine notion de l'économie) vous semble encore viable ? Depuis Jules César, ce n'est pas la première (ni la dernière) tentative de réaliser "l'Europe", force est de constater qu'elle n'est pas bâtie sur des bases susceptibles de concourir à l'amélioration matérielle et morale de l'homme et de l'humanité.

Vous craignez qu'à cause du Brexit, le système de santé auquel vous tenez soit privatisé. Il en aurait risqué tout autant sans Brexit, notre sécurité sociale est en voie de l'être avec la participation de plus en plus importante des assurances complémentaires. Combien de temps croyez vous que votre système aurait pu tenir dans une Europe de la "concurrence libre et non faussée" ? Un budget aussi important que celui de l'Etat suscite bien des convoitises...

Alors, pas de tristesse, c'est beaucoup plus enthousiasmant de remettre le travail sur le métier, de bâtir un autre projet, bâti cette fois sur les valeurs de démocratie et de solidarité. Pourquoi par exemple ne pas promouvoir des services publics Européens ? C'est cela que vous appelez la "disruption" ?

Bien cordialement.

Gérard MACHLINE