Cahier numéro treize

Publié par fdidion le 2 Février, 2015 - 22:31
Version imprimable

                       

   

Cahier d'euchrèsiologie -13-

Janvier 2015

Suivant en cela les conseils du bon René Descartes, j'ai remis sur la planche le problème qui fit naître ces cahiers en janvier 2009 : « les hommes étant ce qu'ils sont, comment faire pour bien vivre sur cette planète, où d'aventure nous avons vu le jour ? ». Ça pouvait être intéressant de dégager quelques principes qui pourraient servir de base pour ce « bien vivre ». Cela dit, bien vivre n'est pas la même chose pour deux individus différents. Il est possible que les principes sur lesquels vont se construire ces deux « bien vivre » différents ne soient pas les mêmes. Bref, je m'étais lancé sur la piste de principes Généraux qui Me conviennent. Comme le troisième principe que j'ai adopté est de ne pas imposer l'observance de mes principes à qui que ce soit d'autre qu'à moi-même, je reste cohérent (http://arsindustrialis.org/une-d%C3%A9couverte) . Ce troisième principe est relié à l'idée qu'on aurait bien des chances de vivre agréablement ensemble sur terre, si cette vie était coordonnée par autre chose que l'exercice d'un pouvoir des uns sur les autres(1). Cette idée étant indissociable de cette autre, contenue dans la question : l'exercice de la puissance des uns pour les autres peut-elle coordonner une vie (aussi) agréable (que possible) sur terre ? Un travail de définitions est en maturation sur ces mots et quelques autres.

Mais René Descartes me tire par la manche et me tend un grand couteau, tandis qu'il pointe du doigt le problème que j'ai posé sur la planche. Je connais la méthode : je taille au hasard, je fais deux moitiés que je retaille encore en deux, et cætera … jusqu'à obtenir un tas de petits problèmes, tous aussi compliqués les uns que les autres. Chacun dépasse mon entendement. Décidément je ne sais pas y faire. Écœuré, je remets le grand couteau dans les mains de Descartes, et je vais flanquer tous les petits problèmes informes à la poubelle.

Je sais que peu de gens vont me croire, car il n'est pas banal de voir le fantôme de René Descartes, armé d'un grand couteau, entreprendre l'exposé d'une question de logique. Mais je dois à la vérité de dire exactement ce qui s'est passé.

        

   

 Il repose sur la planche le problème social, sociétal et sociologique. Tenant ferme le problème dans une main et le couteau dans l'autre, il plonge son regard dans le mien, sans doute pour vérifier que mon état de concentration est adéquat. Quand je reporte mon regard sur la planche, c'est l'archétype de toute société ayant existé sur terre depuis le début du néolithique que j'y vois. Cela ressemble à une miche de pain. Descartes, d'une main, la fait basculer sur le côté, et de l'autre extrait une fine tranche horizontale du milieu de la miche. Il repose le pain à plat, et me tend la tranche qu'il vient d'en extraire. Ce que j'y observe est fascinant, limpide, simple, cristallin : entre des points de toutes sortes, comme des eaux pures scintillantes dans les rayons du soleil, circulent des courants, larges ou fins, lents ou rapides. Parfois, d'un point sortent un million de fils de lumière qui se dispersent sur toute la tranche. D'autres points ne sont sources que de trois ou quatre gros courants qui sont absorbés par les points les plus proches.

René se tourne à nouveau vers moi, une loupe à la main, je m'en saisis et j'observe qu'il y a deux espèces de points. Ceux de la première espèce sont des individus d'où sortent des flux qui disparaissent en rentrant dans les points de la deuxième espèce. Ceux-ci ont des aspects variés, mais à force de persévérance, je vois ce qu'ils ont en commun : ce sont des entreprises. Certaines sont la création d'un seul individu, d'autres reçoivent le flux de contributions de dizaines de milliers. De chaque entreprise s'échappe un flux de productions qui va à d'autres entreprises ou à des individus. Tout ce qui est fait est beau et bon. Mon cœur se gonfle de joie, … mais tu rêves, Descartes, le monde n'est pas comme ça! J'irais presque jusqu'à le traiter de dangereux utopiste. En réponse à mon regard indulgent mais réprobateur, il prend l'expression de quelqu'un qui va bientôt vous en débiter une sacré tranche. C'est sur la moitié inférieure de la miche qu'il la coupe méthodiquement. La tranche est à peu près vingt fois plus épaisse que la précédente. Dans cette tranche ne circulent que des flux d'horreurs sans nom, d'ennui massif et immonde, tout les attentats contre la vie paisible et toutes les tortures de l'enfer de Dante !

Je remets les deux tranches l'une sur l'autre, la tranche des merveilles sur la tranche des misères, et je les pose, intimement réunies, sur mon assiette. Je n'ai plus faim.

Mais le fantôme de René s'est échauffé. Il ne veut visiblement pas en rester là ! Il a perdu de sa transparence, et quelques raclements de gorge me font sentir qu'il a décidément besoin du secours de la parole. Il brandit d'une main la partie inférieure de la miche qui était restée par devers lui, le couteau dans l'autre main il commence à m'engueuler :

« Tu viens d'écrire sur l'importance de cette question du pouvoir, de cette domination que nous exerçons sur la puissance des autres pour leur faire accomplir notre volonté, et non plus la volonté qui était dans leur puissance d'agir !

    • Oui, certes oui …

    • Et quand il s'agit de pousser le scalpel de la dialectique dans ton problème, je veux dire dans ce beau modèle, d'une société, quelle qu'elle soit, que nous avons sur la planche, tu tailles comme un rustre, sans égard pour tes propres idées.

    • C'est que …

    • C'est que rien du tout ! C'est que tu es un crétin comme tous les autres, comme tous ceux de ton époque, et comme ceux de la mienne, comme Catherine et comme moi-même quand je pensais expliquer le mouvement du sang dans les vaisseaux par son ébullition dans le cœur ! »

René Descartes paraissait comme fou. Dans l'espace de ses orbites spectrales dansaient des flammèches et son fantôme, agité d'ondes nauséeuses, paraissait proche de la dissolution. Je bredouille quelques excuses, que je ne savais pas pour l'ébullition du sang, qu'il salue bien Catherine de ma part, et que s'il voulait bien poser le couteau, là, doucement … je ne sais quoi dire pour le calmer.

Il y eut un chuintement méphitique, un petit rire de musaraigne, un tintement métallique et la lumière du jour redevint normale. Ne restaient que les deux tranches de pain dans mon assiette, le reste de la miche sur la planche et le couteau par terre. Je me saisis du couteau et de la partie inférieure de la miche. Aiguillonné par l'humiliation que vient de m'infliger Descartes, je vois que j'ai dans la main la masse de l'esprit humain qui était au contact de la tranche des horreurs. D'instinct je me rends compte que c'est cette partie de la miche qu'il faut reconnaître comme l'espace du pouvoir. Je pousse mon couteau dans la mie, tout près de la base. Ma main est sûre. Ah mais ! C'est que nous allons savoir de quoi il retourne ! Et pas plus tard que bientôt !

D'un geste lent et précis je sectionne la miche suivant un plan horizontal, tout près de la croûte un peu brûlée qui est dessous. Cette fois j'ai bien découpé. Toute la surface que j'ai mise à jour présente uniformément une même composante en mouvements incessants entre des points en lesquels je reconnais les individus et d'autres points qui sont des bêtes de toutes tailles. Les entreprises à ce niveau sont pratiquement absentes, si ce n'est l'entreprise d'assommer son voisin. Pas de doute, je suis dans la tranche brutale. Je reconnais chacun des individus que j'avais vu dans la tranche des productions merveilleuses, et aussi dans la tranche plus épaisse de l'absurde dévastation. Je fais une hypothèse : ces individus sont comme des spaghettis, plantés verticalement dans la miche. Si je vois juste, je devrais retrouver les mêmes individus en faisant des tranches au dessus de la tranche brutale. N'allons pas trop vite pour trouver les bons plans de clivage.

C'est ainsi que j'identifiais encore, en une seule soirée, la tranche des possessions et celle des monnaies. Je retrouvais bel et bien, traversant chacune, tous les individus que j'avais pu observer, par trois fois déjà, dans les autres tranches. Authentique vérification expérimentale de mon hypothèse des spaghettis verticaux. Les entreprises aussi, comme entités verticales traversaient un grand nombre de tranches. En y regardant de plus près, la différence entre les deux espèces de lignes verticales m'a bien semblé consister en ceci : celles qui correspondent aux individus se prolongent hors de la miche, au dessus et au dessous, et semblent se perdre dans l'infini à leurs deux extrémités. C'est idiot ce que je viens d'écrire ! En toute logique, elles semblent ne pas avoir d'extrémité ! Mais n'insistons pas sur ce sujet, la chose observée s'étant trouvée trop loin de mon regard, je ne suis pas sur d'avoir bien vu. Par contre, les lignes qui correspondent aux entreprises étaient beaucoup plus courtes, elles ne touchent la croûte ni en haut, ni en bas.

Sur la tranche des possessions, réparties sur toute la surface de la mie, il y avait à l'évidence toutes les choses possédées sur terre. Elles étaient comme imprégnées par la marque de l'individu qui en était possesseur, mais parfois très distantes du spaghetti correspondant au point où il traversait la tranche.

La tranche des monnaies, coincée entre la tranche des possessions et les tranches jumelles du lamentable labeur inutile et des productions, était plus insolite : un chiffre marquait le point d'intersection du spaghetti et de la tranche. Des courants monétaires allaient d'un point à un autre. Là, les chiffres changeaient, en même temps qu'il se passait des choses pour les individus dans d'autres tranches. Fort des leçons de mon Maître Descartes, je me promis de mener à bien une étude approfondie de toutes ces interactions.

Je remis à plus tard une étude fine de chacune des choses que je venais de découvrir et j'attrapai la partie supérieure de la miche qui était encore sur la planche. Si j'ai bien saisi la leçon que mon Maître spectral et colérique a bien voulu me donner en début de soirée, j'ai en main le morceau de la question où se trouve la puissance : cette faculté de créer, de bâtir, d'imaginer, d'inventer, de façonner … qui porte en elle même sa propre volonté et toutes les qualités requises pour accomplir cette volonté. En pratiquant des sections horizontales prudentes, je retrouvai encore les mêmes individus, lignes verticales tendues de haut en bas, à travers les tranches où flottent les enthousiasmes, les illusion, la persévérance dans l'entretien des bonnes choses, la joie de faire des trucs. Et aussi des toutes petites choses mystérieuses et bourrées d'énergie qui irradient toute la tranche d'une douce chaleur. C'est probablement des petits grains d'amour, ou peut-être des dieux qui dérivent dans l'espace, ou des muses, ou d'autres choses un peu folles. Et aussi plein d'espaces libres comme des pages blanches attendant les inventions des hommes, comme il arrive au vide avide de faire de son attente la substance d'un Univers.

Replaçant toutes les tranches l'une sur l'autre sur la planche, pour reconstituer la miche primitive, je constate que la tranche des productions est directement au contact de ce pain de puissance, d'où en descendent les motivations le long des fils que forment les individus. Certes, au grès des productions, des impulsions descendent dans ces fils et activent des mouvements de chiffres dans la tranche monétaire et des changements de forme de ce qui est possédé dans la tranche des possessions. Mais l'impulsion vient bien de là haut, du pain de puissance.

Par contre, l'examen de la tranche du « lamentable labeur inutile », qui est juste en dessous de la tranche des productions, me montre qu'elle est l'œuvre de marionnettes agitées par le grouillement du pouvoir qui remonte jusqu'en haut dans tous les fils et s'infiltre dans toutes les relations humaines, dans toutes les productions, et ruine la plupart des fruits de la saine puissance en châtrant cette puissance de sa volonté propre.

Minuit approchant, j'ai le sentiment d'avoir bien travaillé. Tranche après tranche, je vais pouvoir reprendre l'étude du problème, recherchant pour chacune la logique particulière qui s'y déploie, comme en un système ouvert qui communique avec les autres par le canal des individus et des entreprises qui les traversent. Pour chaque tranche je ferai un cahier, et ça me passera agréablement le temps d'ici la fin du monde.

J'aime bien réfléchir à ce qu'il aurait fallu que des gens comprennent et fassent, du temps où j'étais petit, quand je voyais mes parents très satisfaits des trente glorieuses, de l'équilibre de la terreur, et des jeunes un peu moins jeunes que moi qu'on envoyait jouer avec des armes à feu en Afrique du nord pour faire respecter la France. Ont-ils pensé qu'un peu plus tard on m'y enverrai peut-être, moi aussi, leur fils ? Est-ce qu'ils étaient d'accord ? Et puis la guerre, enfin … les événements ont pris fin. La vie grise suivait son cours, on avait l'équilibre de la terreur pour nous protéger. Tout cela faisait un tombeau pour le volcan de couleurs qui dormait en mon cœur. À la question « comment rendre au monde ses couleurs ? », nulle réponse ne faisait écho. Quelque cataclysme avait fait disparaître autour de moi toute trace d'humain adulte. Peut-être, si je me débrouillais bien, peut-être que je finirais par savoir quelle était la solution du problème qui faisait autour de moi cette invisible prison de fer, dont les barreaux éteignaient toutes les couleurs. Alors, je reviendrais dans le présent de mon enfance, désobstruer les cours infinis des rivières du bonheur. Je reviendrais sous la forme d'un vieillard capable d'expliquer à ce petit gars comment penser, et comment agir. Et je sauverais le monde ! … Mais le vieillard n'est pas venu. Du moins pas dans mon Univers.

Je ne sais pas pourquoi je vous raconte ça. Peut-être parce que je me demande bien pourquoi je me triture tant les méninges avec ce « problème », qui prend aujourd'hui la forme d'une miche de pain, et qui m'a fait débuter ces cahiers en janvier 2009, n'est-il pas trop tard pour qu'une solution rende ses couleurs au monde magnifique qui était notre héritage ? Cela dit, quand je repense à la visite du fantôme de René Descartes, tout à l'heure, je me dis que si ça a été possible, alors tout est possible. Il est minuit et cinquante six minutes, et donc l'heure d'aller dormir.

 

ALEXANDRE ET LES CORAUX

A l'instant où, dans la case des minutes, les cristaux liquides de l'horloge qui orne mon bureau affichèrent le chiffre cinquante sept, le dessus de la miche sauta sur le côté, et la tranche des productions s'éleva vivement dans les airs, pour se stabiliser devant mes yeux. Je bondis en arrière, le souffle coupé, les yeux braqués sur l'objet qui flottait doucement devant moi. René Descartes était-il de retour ? Allait-il à nouveau m'agonir de ses critiques acerbes et de sa colère spectrale ?

Devant mon regard médusé, c'est un autre personnage qui peu à peu se matérialisa. Je ressentis une petite secousse dans la texture temporelle de l'univers et, quand tout fut redevenu stable, Alexandre Grothendieck était debout devant moi, souriant, sa main balançant doucement la tartine sous mes yeux. Il tourna son regard vers l'horloge, et, en guise d'explication, me dit qu'il se servait des nombres premiers pour voyager d'un monde à l'autre. Sur le monde d'où il venait je ne pus rien savoir, car il était déjà en train de m'exposer la façon dont il fallait voir ce qui était en jeu dans la tranche des productions. Pas de temps à perdre, les travaux de fondements à effectuer sont de vaste envergure, et ce qui est en jeu n'est pas moins que la création d'un langage commun à la théorie des ensembles, la topologie, la théorie des graphes et le droit.

« Le droit ?

    • le droit. »

J'essayais de protester de ma nullité en mathématiques, qu'il ne perde pas son temps, que peut-être il devrait aller voir quelqu'un d'autre que moi ! Rien n'y fit. Il me dit qu'il n'y en aurait que pour une minute, puis parla en feignant de ne plus entendre que celles de mes questions qui appelaient des explications ou une reformulation de son propos. Il répétait calmement, inlassablement et ne passait au sujet suivant que lorsqu'il voyait que j'avais enregistré le précédent au mieux de la représentation que je pouvais m'en faire.

Je regardais la craie blanche tracer des signes sur le tableau noir qui était apparu avec lui. Peu à peu, le tableau en fut complètement recouvert. Il prit un chiffon. Je m'élançais pour l'empêcher d'effacer. Je n'avais pas tout mémorisé ! Mais ma main disparut dans le tableau, dans la craie et dans le corps de Grothendieck, comme si c'était moi le fantôme ! Je retournais m'asseoir. La craie en l'air il attendait le retour de mon attention pour se remettre à tracer des symboles sur le tableau redevenu vierge. Je jetai un coup d'œil sur l'horloge. Elle affichait encore la minute cinquante sept de ce jour nouveau. Normal.

Il me dit que, cette nuit, on s'occuperait principalement des productions qui transitaient d'un point à un autre dans la tranche, sans se soucier des motivations qui, venues d'un autre espace, stimulaient les points, de sorte que s'y produisent les métamorphoses de ces flux de productions. Dans la tranche elle-même une production est une nourriture qui traverse un point, y change de nature et, de là, va nourrir un point voisin en sorte qu'on peut suivre un flux en déterminant par quels points il passe. Chaque point a ses points nourriciers et les points nourris par lui (utilisateurs), ou pour le dire autrement, ses points parents et ses points enfants. Ceci permet d'associer à chaque point divers ensembles d'autres points qui sont ses nourriciers, N, de génération 1,2, … ,n, ... ; et les points nourris par lui, U (les utilisateurs), de génération 1,2, … ,u, ... . La dessus il me dessine entre crochets les couples N,U d'un point qui doivent en représenter l'ensemble des nourriciers de génération n et l'ensemble des nourris (usagers, donc: U), de génération u. ça donnait : N,U: {n,u} et là on voyait deux ensembles plus ou moins vastes de points,, et plus ou moins se recouvrant l'un l'autre, suivant les valeurs que l'on faisait prendre à n et u , entre 1 et je ne sais plus quelle borne. Peut-être pas l'infini quand même, plutôt le nombre de générations à partir duquel l'ensemble correspondant ne change plus ou à partir duquel le nombre d'individus de l'ensemble est sept ou huit milliards. J'ai essayé de rendre compte de l'affaire à peu près comme je l'ai comprise, mais je crains de m'être planté dans la notation. Je suppose que partant d'une entreprise ou d'un individu quelconque on construit les ensembles N,U à partir d'une enquête et d'un témoignage sur ce que chacune ou chacun veut faire entrer dans la vision quant à ce dont il est nourri et à ce qui trouve utilité de ce qu'il fait.

Et chacun a intérêt à faire entrer dans la vision tous ceux qui sont traversés par le flux réel, comme producteur qui sait pour qui il produit et qui sait qu'il est reconnu comme producteur par ceux qui ont intérêt à le voir nourri.

J'écoutais depuis longtemps, quand mes yeux tombèrent à nouveau sur le cadran lumineux : minuit et cinquante sept minutes. Normal : la situation n'étant pas normale, il n'eut pas été normal que la pendule fonctionnât de façon normale.

«  Mais, Monsieur Grothendieck, si je puis me permettre, qu'est-ce qu'on fait maintenant qu'on a ces choses, là, ces ensembles de gens et d'entreprises, reliés par des flux de productions ?

    • Ces choses, ce sont des coraux.

    • Ah. des Coraux. … vous enseignez par la métaphore, comme Monsieur Descartes qui explique une société comme si c'était une miche de pain avec des spaghettis plantés dedans !

    • Non, pas comme Monsieur Descartes. Le Corail n'est pas une métaphore, mais il est un objet mathématique dans lequel vit la structure qui règle les mouvements qui ont pour siège la tranche des productions. Il est au cœur des outils conceptuels qui restent à forger pour en comprendre les structures intimes.

      Un corail est un ensemble d'ensembles de gens correspondant à un point donné de la tartine, tel qu'il existe un couple {n,u} pour lequel l'intersection des deux ensembles correspondants N et U constitue une fraction maximum de l'union de ces deux ensembles.

    • Et … on fait quoi quand on a cette fraction maximum.

    • On reconstruit le monde !

    • ! » là il m'a un peu coupé le sifflet.

Avec le petit sourire de celui qui au plus intime de son cœur sent venu le moment du triomphe, il effaça lentement ce qui restait de craie sur le tableau noir et y traça de nouveaux symboles. Cette fois furent représentés des degrés de motivation, des coefficients de mécanisation et autres foncteurs d'enthousiasme sur les variétés d'espaces psychiques.

Il fit la liste d'une série de conjectures, au sein de laquelle je remarquais celle dite « de la pertinence d'une approche quantitative », qui affirme que lorsque la mesure d'un facteur d'incertitude s'exprime en une quantité supérieure à la quantité mesurée, la seule connaissance qu'on peut avoir d'un phénomène est qualitative.

Et le travail de démonstration commença. Chaque conjecture était écrite en haut du tableau, et invariablement la dernière ligne écrite l'établissait dans la puissance d'un véritable théorème. Il m'arriva souvent de l'interrompre. À chaque fois je pus finir par comprendre les explications qu'il me donnait. Invariablement, à la fin de la démonstration, le tableau était effacé, puis il passait à la suivante. Je maudissais en secret les tragiques limitations de ma mémoire. Quand le tableau en haut duquel figurait la dernière conjecture fut couvert des symboles qui en prouvaient manifestement la validité, il reposa la craie.

Je regardais l'horloge où le nombre cinquante sept s'affichait encore imperturbablement. En une minute Alexandre Grothendieck avait tout démontré.

Il alla chercher la cafetière, qui venait de siffler, s'assit en face de moi à la table, et versa dans chacun de nos verres un bon café fumant. Je me décontractais, satisfait de sentir que notre rencontre allait évoluer vers une forme un peu plus conviviale. Il parlait toujours, voulait surtout insister sur une des définitions qui tenait au corpus de son axiomatique et portait sur les paramètres qualifiant l'état où se trouve une société, les éléments culturels qui en font la colonne vertébrale. Le paramètre en question s'appelait la frugalité, et sa définition devait être rigoureuse.

«  On est en état de frugalité maximum quand tout fruit qui peut être produit est produit ; en même temps que tout fruit qui est pris en charge et distribué est utilisé de façon satisfaisante.

    • vous voulez dire une société où la norme est que chacun fasse en sorte que vienne à maturité tout ce qui peut être porté de fruit.

    • Oui.

    • Et qu'il ne soit pas un seul fruit qui ne soit mangé.

    • Oui. »

Il avait à moitié bu son verre de café et était en train de me dire ce qu'il fallait entendre par fruit : toute production humaine, bien sûr, c'est à dire tous les fruits d'une action qui apportent des satisfactions. Je portais mon propre verre à mes lèvres. Le café se répandit sur la chaise et par terre, comme si on l'avait renversé sans que je fusse là. Seule ma main qui tenait la tasse, devait avoir, par quelque sortilège, un peu de consistance. Jetant un coup d'œil à l'horloge, je vis se former le nombre cinquante huit. Immédiatement je constatais que le tableau, le café et la craie avaient disparu. Ainsi qu'Alexandre Grothendieck. Pour quel motif ? Je ne saurais dire. La tartine était par terre. Aucune de ses faces n'avait été beurrée, heureusement.

Après les quelques jours qui furent nécessaires pour me remettre de mes émotions, essayant de faire un compte rendu de ces événements décidément peu ordinaires, je me rends compte qu'il manque à mon récit un grand nombre des éléments qui sont nécessaires pour le rendre crédible.

Je vais donc devoir faire un effort de mémoire.

 

Apaisement et réconciliation – ou la percée de l'ivresse

Vous aurez compris que je me sens dépositaire d'un message ...

En gros, les deux ensembles N (nourriciers), et U (utilisateurs), que l'on trouve dans un corail amènent à distinguer trois groupes d'individus. D'abord, ceux qui font partie des deux ensembles. Ils sont les relais d'au moins une boucle connue, dans laquelle ils alimentent leurs propre racines. Un individu de ce groupe y voit tous les autres comme des éléments d'un organisme qui l'alimente. Mais ceci n'advient qu'à condition que des yeux se soient formés en lui pour le rendre sensible à cette vision. Alors il prend naturellement soin de tous les individus de cet organisme social comme il prend soin de son propre corps. Il y détecte les surcharges de travail et les insuffisances de telle ou telle production qui alimente les « chaînes glutineuses », puis il leur applique rapidement les thérapeutiques adéquates.

Sur ce qui fait que les « yeux se sont formés » ou non, c'était le chapitre central de son exposé. J'y reviens donc bientôt.

Le deuxième groupe est formé des individus seulement nourriciers de ce corail. Il pose la question de leur motivation. Il est logiquement inévitable qu'ils trouvent leurs satisfactions à partir d'autres coraux. Pour dessiner des niveaux d'organisation respectant l'individuation souhaitable de certains groupes, on a préféré cette vision à la prise en compte d'un corail plus gros. Mais une relation toute simple, que malheureusement je suis bien en peine de reproduire, permet de modifier ce choix.

Dans le troisième groupe, celui des individus seulement utilisateurs, deux grandes catégories doivent être distinguées. 1) Ceux qui, par ce qu'ils produisent, font le lien à d'autres coraux. 2) Les enfants, quel que soit leur âge. Les enfants qui posent des problèmes ou n'en posent pas, qui donnent souvent des joies, des promesses d'avenir, et parfois n'en donnent pas, donnent du tourment à la place. Le plus souvent une tension habite tout être qui veut être reconnu et confirmé, c'est ce qui fait grandir et mûrir pour peu que la tension s'applique dans le bon sens.

« Tout cela est bien gentil, mais où veux-tu en venir Alexandre ? »

Ma mémoire me permettra-t-elle de ne pas trop déformer les idées qu'il exposa en réponse à ma question ? ou de ne pas lui prêter, par maladresse, des idées qui ne sont pas les siennes ? Il me faut bien prendre le risque …

La structure universelle des coraux, présente dans toute tranche des productions, qui a sa place dans toute société, est apparentée à celles que l'on trouve dans la physiologie des organismes vivants ou aux cycles des divers composants d'un écosystème. Il se trouve que, pour ce qui est de l'homme qui vit en société, ses œuvres dépendent de la compréhension qu'il a de cette structure et des outils dont il dispose pour s'en construire une représentation, pour que « des yeux se forment en lui ». Là il insistait sur le principe d'incertitude sociale selon lequel si un tel outil fournit une expression de la commutativité potentielle en la structure il fait passer la transitivité et l'associativité au second plan, tandis qu'une expression première de cette transitivité en rend la commutativité problématique. J'ai trouvé ça assez poétique, mais sur le plan mathématique ça m'a paru franchement bidon. Le second point paraissait plus charpenté, distinguant les outils quantitatifs et les outils qualitatifs. C'est là qu'intervenait le fameux théorème de la pertinence d'une approche quantitative qui voit un deuxième motif de s'appliquer avec l'émergence du phénomène, bien établi par Jeremy Rifkin, du coût marginal nul dans les plus récentes modalités techniques de production.

« Dans notre monde conventionnel présent, pour organiser les productions, répartir les tâches, distribuer le droit d'accès à ce qui est produit, toutes les motivations transitent par la couche monétaire. Or l'activation de cette couche est directement responsable de la plupart de ce qui est fait dans la tranche des lamentables labeurs inutiles. N'oublie pas que j'ai quitté la scène du grand monde mathématique en 1970, à cause de ces « labeurs inutiles » que sont les investissements guerriers. Cette couche monétaire instaure un ordre commutatif et quantitatif.

Je suis venu à toi parce que tu as fondé d'emblée tes cahiers, en janvier 2009, sur la base d'une conjecture qui affirme que seule une structure de représentation transitive et associative est compatible avec les processus de formation progressive des yeux-pour-voir-tout-l'ensemble-du-corps-social, tandis que la représentation monétaire, commutative, limite structurellement la sensibilité à la perception de ce qui est dans le porte monnaie. J'ai bien perçu que tous les numéros impairs de tes cahiers essaient de dire cela.

Dans chaque numéro pair, tu as proposé des éléments pour des ébauches de modèles quantitatifs. Mais tu sais mieux que moi que toutes les expérienciations dont ils sont inspirés t'ont confronté à des problèmes de recherche de forme, alors que n'étaient jamais en cause des limitations dues à des questions de mesure des quantités. Bon, je ne dis pas qu'il faut absolument abandonner toute recherche d'outil quantitatif. Mais souviens toi que nous avons établi un « théorème de pertinence d'une approche quantitative ».

Je vois que tu veux m'interrompre avec la question de savoir si nous avons le choix d'employer un outil ou un autre : aujourd'hui l'argent, et à partir de demain autre chose. Bien sûr, ce choix là nous ne l'avons pas. L'argent, et la possession de ceci ou cela sont des réalités de notre monde. La question est de créer un nouvel outil, qui nous rende de bons services, qui fasse grossir la couche des productions, et ne stimule pas la tranche des Lamentables Labeurs Inutiles. Et bien créez, inventez, imaginez, rêvez … moi, j'ai fait mon temps. Mais quoi que vous mettiez sur pied, si des monnaies et si vos possessions vous sont nécessaires pour produire, utilisez les à plaisir comme n'importe quelle autre matière première, et non plus comme une base pour construire la vision de votre action. Que la base soit la bonne vie produite. En mathématiques ça s'appelle un changement de base. Il faut parfois se retrousser les manches pour y voir clair. Et si certains restent collés à des conditionnements qui les paralysent, ils peuvent aller dans la hutte de sudation pour y retrouver un peu de pureté et de souplesse. »

Il disait ça parce que de son temps les indiens d'Amérique étaient très à la mode. Mais tandis que je tape laborieusement mon texte à la machine, je distingue dans mon écran les traits d'un type vieux, … mais vieux ! Je vous en parle, parce que cela m'inquiète : ce n'est pas mon reflet, je ne suis pas si vieux que ça, … et voilà qu'il essaie de sortir de l'écran !

Le voilà qui s'est assis en tailleur sur la table, à côté de l'ordinateur … et … oh mon Dieu ! … il est tellement vieux, blanc de cheveux et la peau ratatinée comme le surface d'un choux que j'ai mis un temps fou à me reconnaître !

Mais j'en vois quelques uns que mes fantômes commencent à agacer. Laissons donc reposer pendant, disons un an et demi, et nous verrons peut-être dans le numéro quinze ce que cet improbable voyageur temporel est venu nous dire.

 

    1.  Ce « troisième principe », que j'avais appelé de « non-prosélytisme », peut entrer en conflit avec un principe de sauvegarde des ressources pour le bien commun et toute autre sorte de sauvegarde de la sécurité individuelle et collective. Aboutir à une vision satisfaisante de cette question de la sécurité et de la juste place du pouvoir, précisant ses objectifs légitimes, sera un critère de validité de notre réflexion. Nous n'en sommes pas là.    

P.S. Si la lecture de ce cahier vous a nourri de quelque façon, ne manquez pas de nourrir un de vos proches de ce que vous savez faire de mieux pour lui. Ainsi vous le mettrez en dette, je veux dire vous lui donnerez l'occasion de se faire un devoir, de venir nourrir Julie et Francis, pour boucler cette boucle de productions. Mais s'il veut faire mieux il nourrira un autre de ses proches, qui pourra se faire un devoir … et c. ... , jusqu'à Julie et Francis, comme un point origine ré-initialisant le circuit long de transindividuation. voilà une belle interprétation de ce que devient la dette libérée du pouvoir. Et dites vous bien que les boucles les plus longues sont les meilleures. Et que les meilleures parmi les meilleures sont celles qui nourrissent ceux qui contribuent à faire exister les bases matérielles et logicielles du réseau internet, en sorte que quoi qu'il arrive, dans la période chaotique qui est probablement l'avenir proche de l'humanité, chaque humain puisse contacter chacun des autres humains sur cette planète, librement et instantanément, pour mettre en œuvre toutes les ressources humaines, qui ne manquent pas, et qui s'offrent, chaque fois qu'il leur est possible à répondre aux détresses humaines (prendre conscience de l'existence de cette générosité muselée, réduite à ne se manifester qu'en période de catastrophe plutôt que dans les temps propices à l'évitement des catastrophes). Si au lieu d'un seul vous nourrissez plusieurs de vos proches, au nom de cette dette que vous avez contractée vis à vis de vous-mêmes, en prenant plaisir à nous lire, vous accédez illico au statut envié d'artisan de boucles arborescentes de production.

Notez bien que l'unité logique ici conjecturée s'applique à ce que vous allez faire pour d'autres autant qu'à ce cahier fait pour vous. Chacun peut conceptualiser sa propre production comme le tronc d'un arbre, nourri par des racines et portant des fruits au bout de ses branchettes. Signez donc ce que vous ferez en même temps que vous transmettez les signatures de vos racines : des boucles sont bouclées à tous les embranchements des branches et des racines. Ça va faire une pagaille ! On promet une belle fête à tous ceux qui viendront nous voir avec leurs choux !

C'est cette histoire de « coût marginal nul » qui nous incite à penser que contrairement à ce qui était suggéré dans « le mythe de la mémoire d'or » (http://arsindustrialis.org/le-mythe-de-la-m%C3%A9moire-dor), l'outil à mettre en batterie pour conduire les flux de productions n'est peut-être pas prioritairement un outil de mesure d'un des paramètres de cette production (une « valeur »), mais peut-être avant tout un outil de représentation de la forme dans laquelle s'inscrivent ces flux de production. Quelle branche de la mathématique fait-elle écho à ces questions ?

---

Ce texte est dédié à Claude CHEVALLEY, Denis GUEDJ, Alexandre GROTHENDIECK, Pierre SAMUEL, Gilles CHATELET et Bernard JUNOD. Tous grands mathématiciens, et plus grands encore par ce qu'ils furent hors de la mathématique, et à Bernard MARIS. (*)

Bon sang, que cette vie aurait pu être belle! Et, le monde étant maintenant ce qu'il est, que faire pour ne pas décevoir les promesses qui sont déjà dans le cœur des enfants à naître ?

(*) que ma fréquentation de leurs fantômes ne les empêche pas de s'affranchir des tourments de ce monde. Ce qu'ils nous laissent est comme ce que laissent les coraux morts dans les profondeurs sous marines : d'immenses massifs qui sont le socle et la généalogie des coraux vivants.