Les déracinés de l’être.

Publié par sportnoy le 30 Decembre, 2014 - 14:45
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Quelques réflexions après lecture de l’excellent article de Richard Wolin sur Heidegger dans le numéro de Books de la rentrée.

Une proposition mienne. L’être serait un fragment de la création en nous déposé le temps d’une vie de créature terrestre. En ce sens, l’être de chacun participe de la création universelle mystérieuse.

Donald Winnicott nous dit que pour préserver l’être du bébé, il faut que ses parents respectent dès sa naissance sa continuité d’existence (établie durant déjà 9 mois dans la matrice), son vrai soi, son être tel que je le conçois (conception que je développe dans tous mes écrits et qui n’a rien d’ésotérique). Toujours selon D. Winnicott, ce respect signifie que les parents doivent s’adapter aux besoins de leur tout petit « presque à 100% ». Viendra ensuite et conjointement le temps de l’éducation à la limite et au respect, quand l’enfant va naître progressivement à sa différence et à son ego séparé d’autrui. Car au départ d’une vie, lesoi du bébé est dans l’indifférenciation d’avec la mère ; il est le relationnel qu’il forme avec elle qui lui fut d’abord consubstantielle.

Qui a été soumis dès la naissance par des adultes incapables de donner ce type d’amour se trouve déraciné de son vrai soi, de sa continuité d’existence, de la vitalité-créative de son être et de sa liberté-créative à venir.

Heidegger fait sans doute partie de ces enfants déracinés de l’être, obligés de se tenir au monde à partir d’un faux soi, leur être restant caché, coupé de la vie, immobile  derrière ce bouclier protecteur faux soi remplaçant la protection adaptée des parents qui n’a pas été suffisamment donnée. Nietzsche aussi. Son œuvre m’apparaît comme étant le cri permanent d’un enfant déchiré en son être et qui, par la force de sa pensée, s’efforce de ressaisir la puissance de la vitalité-créative dont il fut amputé à cause d’une éducation aliénant l’être. Alice Miller a longuement étudié les méfaits de « la pédagogie noire » sur les enfants. Mais une éducation sourde aux besoins existentiels de l’enfant suffit à le meurtrir gravement en son être. La notion de surhomme, chez Nietzsche, traduit sans doute sa quête d’un vrai soi préservé dans sa vitalité-créative en début de vie qu’il projette comme accessible enfin dans l’avenir de l’humanité, comme récupérable sous forme de surhumanité à venir. En vain. Cette toute-puissance n’appartient qu’au passé : elle est celle du bébé-roi préservé en son être par ses parents presque parfaitement adaptés.

 

Comme l’avait dit Albert Camus plein de compréhension clémente teintée de tendresse : « Nous devons être les avocats de Nietzsche » en considérant son égarement idéologique exploité par les nazis comme étant celui d’un enfant déchiré hurlant sa détresse de déraciné de l’être (c’est moi qui interprète ainsi les propos de Camus).

Mais nous ne saurions être les avocats d’Heidegger, homme de pouvoir adulé, dominant omnipotent qui toute sa vie a séduit et assujetti quantité de gens en les fascinant par une pensée souvent fumeuse mais brillamment assénée ; qui de son déracinement de « sans bonne-mère » a fait haine des « sans-terre », des juifs en premier lieu qu’il fallait éliminer de la surface de la terre, et qui est mort âgé, sans remords par rapport à sa malfaisance de paranoïaque fonctionnant au bouc émissaire.

Alors que Nietzsche a toujours souffert, jusqu’à psychiquement exploser de douleur à mi-vie, hurlant sa détresse dans l’empathie avec un être (un cheval) sauvagement battu par son maître. Pour traiter sa misère de déraciné de l’être, lui n’a jamais semé la haine.