capitalisme éclairé

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… : le capitalisme éclairé à venir – car rien ne nous permettra de sortir du capitalisme sans une nouvelle lumière venant du capitalisme lui-même – est ce qui soignera le capitalisme, c’est à dire les producteurs et les consommateurs qui deviendront autre chose que de simples consommateurs et producteurs : ils deviendront ce que j’appelle des amateurs.

Il y a des effets et ils ont des causes, ils sont engendrés par ces causes : c’est une lapalissade, mais il semble nécessaire, en ces temps de confusion, de le rappeler. C'est une erreur de s'en prendre aux effets (comme le fait Platon avec l’hypomnésis, quand il la confond avec son mésusage sophistique, ou comme le font les politiques qui s’en prennent au non quand ils en sont eux-mêmes la cause, puisqu’ils ne font rien contre le populisme industriel, et parce qu’ils en ont peur).

La stratégie doit d'abord consister à lutter contre la cause, et cela, pour tenter de faire valoir une autre cause : la cause du sublime, de la sublimation, de l'élévation, du désir repensé, c'est à dire de l'individuation.

C’est ce que devrait méditer et faire Edouard de Rothschild, en tant que principal actionnaire de Libération.

 

Enregistré le 30 mai 2005

En vérité ce que je ferai dans Libération sera de travailler à la fois dans l'avant-coup et dans l'après-coup. J'enregistre avant coup cette question sur la règle du jeu du genre et comment je veux jouer. Et en même temps je publierai après coup cet avant coup. C'est cette dyschronie qui m'intéresse.

 

Enregistré le 3 mai 2005

Comme d’autres journaux, Libération, créé par Jean Paul Sartre, un philosophe que l’on appela un " intellectuel engagé ", après Emile Zola qui écrivit dans L'Aurore – journaux qui viennent de la gazette de Renaudot et de tout ce processus issu de l'imprimerie (et notamment de cette machine appelée la presse à journaux), c'est à dire d'une nouvelle forme d'hypomnématon, qui va engendrer cette Réforme, que Weber met à l’origine de l’esprit du capitalisme, aussi bien que la République des Lettres, où écrivent des monarques absolutistes, " despotes ", mais éclairés, d'où va surgir la révolutionnaire République française – , aujourd'hui, donc, ce média, le journal quotidien, qui avait remplacé la prière, et dont Libération est une occurrence, est de plus en plus soumis à un type d'adresse qui doit calculer avec son audimat : ce n'est plus un journal d'opinion, ou de moins en moins, sinon dans la mesure où une opinion peut être un créneau, une niche, voire une tribu, et bien que ce soit plus que jamais mais comme toujours un organe de pression : il devient de plus en plus une entreprise économique, qui doit donc fonctionner comme un journal d'information. Je veux dire que le journal d’aujourd’hui le plus souvent présente les opinions comme des informations. Et il vise un marché, sur lequel il diffuse, comme tous les marchés, des produits qui sont ici symboliques, mais dan le contexte de ce circuit symbolique très particulier qu’est le monde informationnel – et du capitalisme dit " informationnel ", qui tend de plus en plus à mimer le modèle télévisuel et sa façon de cibler des publics. C’est à dire de les tuer.

Je crois que le modèle informationnel, qui domine depuis des décennies, est devenu largement caduc à son tour. Et la télévision, qui a énormément pesé dans cette évolution de la presse, et qui en est devenue le modèle plus ou moins lointain, avec son audimat, ne tardera pas à s'effondrer dans la fange.

Je ne crois pas à la pérennité de la télévision, non simplement parce que le numérique (je veux dire le haut débit, je ne parle pas de la TNT) va bouleverser tout cela, mais parce qu’avec l’ennemi du beau, Le Lay, la télévision est parvenue au stade où elle induit à la destruction du téléspectateur, c'est à dire de sa psyché (j’en ai parlé récemment à la fondation Singer Polignac, à l’invitation de Jean Cluzel et de Geneviève Guicheney, et j’avais écrit des choses sur ce registre dans le dernier chapitre de De la misère symbolique 1. L’époque hyperindustrielle).

Pour qu’un téléspectateur soit, encore faut-t-il qu'il ait une psyché. Or, ce miroir qu’est le " petit écran " est en réalité le lac où l’on ne se mire pas : on s’y jette, comme Ophélie – et plutôt comme celle, l’Ophélie, cette jeune fille, de Heiner Müller, celle de mon flux d’artifices que Shakespeare cependant pense déjà, aussi bien dans La tempête que dans la " souricière " de Hamlet. Si le téléspectateur n'a plus de psyché, il s'est transformé en "pomme de terre", comme on dit dans un langage tristement comique en américain. Or, jamais la télévision n'aura le moindre effet sur une pomme de terre – sans parler des révoltes logiques et symboliques qui vont se produire à n'en pas douter contre cette télévision, qui est en train de désublimer cette société, et qui seront aussi des révoltes politiques et économiques.

Une tribune comme celle que m'offre Libération doit tenter de penser ce que signifie la présence et l’écriture de quelqu’un tel que moi dans la presse, et à cette occasion, la presse elle-même dans sa transformation. Je veux défendre l'idée qu'il n'est de presse que d'opinion, de cette opinion dont Blanchot dit qu’ " elle n’est jamais assez opinion ". Cette presse d'opinion, qui détruit son lecteur en devenant information, en se déniant, comme le téléspectateur est devenu celui qui n’a plus de regard ni donc de miroir, sinon pour s’y jeter en passant à l’acte mauvais, cette presse d’opinion qui se détruit en désapprenant à lire à son lecteur, il faut la reconstituer.

Il ne s'agit pas de s'engager dans des partis pourvoyeurs d’" opinion ", mais de fonder des pensées, et de penser pour combattre : de penser la pensée comme un combat, et de penser les combats à mener aujourd'hui pour sortir de la situation catastrophique dans laquelle nous sommes. Je ne peux pas écrire dans un journal sans pointer vers ces questions, vers ces propositions, sans proposer à ce journal et à ses lecteurs un espace de réflexion sur ce journal lui même, ce que c'est que lire un journal, et finalement, inviter les lecteurs, à commencer par les " intellectuels " qui le lisent – mais j’entends dans ce mot parler toutes sortes de gens : avocats, médecins, journalistes eux-mêmes bien sûr, ceux qui réfléchissent, se servent de leur intellect, qui est aussi un organe du corps (c'est aussi le système nerveux central, mais articulé sur ses hypomnémata, contrairement à ce que croient les réductionnistes de la nouvelle idéologie biologiste), et finalement quiconque est outillé par les lettres au sens où les entendent Mallarmé, Ignace ou Luther, ainsi que Catherine et Frédéric de Russie et de Prusse – les inviter, donc, tous ces intellectuels qui sont d’abord des lecteurs, et tous ces lecteurs qui sont d’emblée des intellectuels, pour autant qu’ils lisent en effet, à mener un combat : la combat contre la bêtise et le populisme industriel. Tout le monde en a un, d’intellect, et c’est ainsi qu’Aristote désigne nos âmes : noétiques, c’est à dire intellectives et spirituelles. Tout le monde est intellectuel – en puissance, et la question est de passer à l’acte, dit Aristote. J'invite donc ces intellectuels que sont les lecteurs de Libération, tous en tant qu'ils sont capables de lire Libération et en tant qu’ils ne sont pas des imbéciles, mais des âmes noétiques (et bien que toute âme noétique ait une tendance à régresser, une inclination, un penchant pour la bêtise, à laquelle nul n’échappe), à actualiser leur pouvoir intellectuel qui ne s'oppose pas à leur pouvoir manuel, c’est à dire technique, et aussi, à engager, à inviter, à proposer à ce journal de penser autrement, et de combattre – et quand je dis de combattre, il ne s’agit pas tout simplement de combattre " le capital ".

Edouard de Rothschild est devenu le principal actionnaire de Libération : proposons lui, puisqu'il qu'il a un organe de presse, qui est un organe d'intelligence collective, de s'en servir intelligemment pour faire en sorte que le capitalisme éclairé, le nouveau capitalisme dont nous avons besoin, avant que tout ne s’effondre avec la télévision, naisse enfin grâce à lui, et qu’il devienne comme les souverains du XVIIIè siècle ou certains d'entre eux : qu’il prépare les grandes mutations dont la société a besoin, qu’il investisse son nouvel organe de cette noble tâche, laquelle consisterait d’abord à réinventer la presse même. Evidemment, les capitalistes diront : nous allons disparaître dans ces mutations, comme Catherine II de Prusse et tant d'autres souverains qui se croyaient " éclairés ". Ceux là n’auront donc rien compris : tout s'est recomposé, même si les structures caduques ont disparu. Je pense surtout à Fréderic II de Prusse que l'histoire honore comme celui qui aura été le roi protecteur de Kant et des Lumières. Et je dis que la banque Rothschild, figure historique du capitalisme français, peut essayer de devenir, à travers cet organe de pensée collective qu'est Libération, et à travers ses lecteurs, un véritable lieu, non pas de propagande, d'idéologie, de mimétisme médiatique, de matraquage ou de business informationnel, parce que je ne pense pas que cette banque ait acheté Libération simplement pour gagner de l'argent (les journaux ne rapportent pas d'argent, ils en coûtent, et cela m'étonnerait qu'une banque comme celle d’Edouard de Rothschild mette de l'argent dans Libération pour faire une opération d'investissement.

Cette banque pourrait surprendre, en faisant autre chose et mieux. Elle devrait faire de Libération un organe de pensée et ouvrir avec ses lecteurs, sa rédaction et les autres actionnaires un débat sur ce sujet.

Cela relève de la possibilité de ce que Ars Industrialis appelle une nouvelle puissance publique : une puissance publique de communautés intellectuelles, éclairées, protéiformes, hétérogènes sur le plan des rôles sociaux que jouent chacun des membres de la communauté, mais qui s'entendent sur des questions d'intérêt public dont elles peuvent devenir actrices, et par rapport auxquelles elles défendent l'idée d'un bien public dont elles entendent devenir actrices, y compris pour leur intérêt particulier. Car le bien public n'est pas nécessairement antagoniste avec l'intérêt particulier. C'est un bien public que d'éduquer les enfants, et c'est l'intérêt particulier des enseignants qu'il existe une éducation nationale ; cela leur permet de vivre. Il n'y a pas antagonisme entre intérêt particulier et commun, et c'est aussi vrai d'un acteur économique, y compris de la banque Rothschild – à condition bien sûr qu’il existe des principes politiques, et non seulement des stratégies économiques, et que ces principes constituent la chose publique, la " république ".

Si la banque Rothschild voulait se mettre à réfléchir en organisant des débats approfondis, et dans un autre style et un autre temps que ceux de l’information et de l’audience, c’est à dire du mimétisme médiatique, qui engendre le populisme industriel (y compris pour les peuples fortunés, les moutons dorés, et il y en a, de ces populismes là), en cassant les rubriques dont tout le monde est si las, qui font fuir les vrais lecteurs, qui sont les vrais clients des journaux, alors ce journal s’ouvrirait peut-être un nouvel avenir – peut-être même un avenir économique.