AUTOMEDICATION : VICES ET SUPPLICES INDUSTRIELS

Publié par gberiet le 27 Novembre, 2007 - 12:55
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« Lamaladie doit servir à quelque chose comme le reste. Pour moi,la maladie n'est pas une ennemie, ce n'est pas quelque chose quidonne le sentiment de la mort, c'est quelque chose qui aiguise lesentiment de la vie... Quant aux bénéfices secondairesde la maladie, il faut s'en servir pour être plus libre oualors on se surmène, ce qui est fâcheux. Si on sesurmène pour réaliser une puissance quelconque, çavaut la peine mais se surmener socialement, un médecin qui sesurmène parce qu'il a trop de clients, je ne comprends pas »Gilles Deleuze.


Ce fut un thèmeabordé avant le lancement de la campagne présidentiellepar le gouvernement Villepin, et son ministre de la santéXavier Bertrand : l'automédication. Le projet, que l'actuelleministre Roselyne Bachelot souhaite relancer, suscite certainesréticences chez les pharmaciens qui craignent de voir lessupermarchés s'emparer de la vente des aspirines, duparacétamol et autres médicaments prescrits sansordonnance. Si la ministre s'est empressée de les rassurer,elle n'a en revanche que très peu communiquer sur cettequestion à l'endroit des premières victimes de ceprojet : les patients.

En effet, au-delàdes polémiques et des interrogations que peuvent susciter unéventuel projet de réforme en faveur del'automédication dans les corporations des industriels et desprofessionnels de santé, il convient tout de même des'interroger sur les effets d'une telle mesure pour les patients.Certes, l'automédication est une pratique très répanduedans la société française. Mais, encourager lespatients à consommer – car c'est bien de consommationqu'il s'agit – des médicaments, sans mettre en placeparallèlement les moyens d'accès à une meilleureconnaissance de la thérapeutique, nous interrogenécessairement sur la valeur accordée au corps parrapport aux remèdes censés le soulager.

Se soigner supposedifférentes variables (sociale, culturelle, financière).Or, cette mesure en faveur de l'automédication n'en impliquequ'une seule : satisfaire les desiderata de l'industriepharmaceutique : « Ce secteur de l'automédicationest en pleine croissance [chez Novratis, n°4 mondial del'industrie pharmaceutique]. Avec plus de 700 employésrépartis entre la recherche et développement, laproduction et le marketing, le volume de médicaments produitsà Nyon a doublé depuis 2002. Plus de 11 millions defrancs seront investis pour ouvrir trois nouvelles lignes deproductions, d'ici 2008, pour les gouttes nasales Otrivin, leVoltaren et les crèmes comme le Fenistil et le Lamisil. L'anprochain, ce sont 16 postes de travail qui seront créés(1) »

Le professeur AlainBaumelou, qui a présidé le groupe de travail chargépar le gouvernement de traiter de cette question, l'indiqued'ailleurs très clairement dans le journal La Croix :« Si les médicaments étaient devant lecomptoir, le patient pourrait regarder l’ensemble des produitsde la gamme, comparer les indications et les prix. Et exercer un vraichoix de consommateur, tout en sollicitant, si besoin, l’avisdu pharmacien(2) » Pour se dédouaner d'avance detoute forme de malveillance mercantile et de bienveillance financièreà l'égard du lobby pharmaceutique, les conclusions durapport présidé par le docteur Baumelou indiquent quele médecin référent doit être tenu decontrôler régulièrement la consommation demédicaments de ses patients : « le médecin,afin de garantir au maximum la sécurité du patient, aégalement pour rôle de vérifier la consommationmédicamenteuse, y compris en dehors de ses propresprescriptions(2) » Mais cette injonction se trouvecontredite dès le paragraphe suivant : « Au final,le médecin ne pourra être tenu responsable pour lemésusage d'un patient(3) »

L'objectif affichéde « responsabilisation » du patient constituesans nul doute la plus grande tartufferie de ce rapport. En effet, onimagine assez mal comment une logique de marchandisation des produitspharmaceutiques, vendus à l'étalage comme de vulgairesproduits de soins, peut participer à une telle entreprise.L'objectif consiste davantage à faire entrer un peu plus lemédicament dans des circuits commerciaux analogues àceux de la grande distribution qui, en industrialisant laconsommation(4), a davantage favorisé la« déresponsabilisation » des personnesvis-à-vis de l'objet qu'elles consomment (son utilité,sa finalité etc). De plus, la question du rapport des françaisau médicament, fustigée par les tenants d'undétricotage progressif de la sécurité sociale,est en réalité bien plus ancien que la mise en place decette dernière, ce qui tend à démontrer qu'ellene peut être tenue pour responsable de la surconsommation demédicaments. Le chiffre d'affaires du commerce pharmaceutiquefrançais se plaçait en tête des pays européensdès le XIXe siècle. Et, à cette époque,ce n'était pas la lutte pour la commercialisation des produitspharmaceutiques qui préoccupait les médecins, mais biencelle contre la polypharmacie. Pour comprendre les raisons du dangerde ce rapport sur l'automédication, il me semble bond'analyser certains des arguments qui déterminaient cesmédecins du XIXe siècle à condamner l'usageabusif des remèdes.

Le premier argument nousest fourni par Pierre-Jean-Georges Cabanis. Pour lui, la solution àtoute guérison passe d'abord par l'écoute du patient.Ce dernier estime en effet que seule une écoute attentive dela personne souffrante permet de détecter le mal, d'endéterminer le siège et les seuils d'intensité.Autrement dit, Cabanis conçoit la médecine comme unescience sociale. C'est également le sens du second argumentque je souhaite traiter et qui rejoint très directement laquestion qui nous préoccupe ici. En effet, pour certainsmédecins du XIXe siècle, la prise systématiquede remèdes brise toute relation pédagogique entre lepatient et son thérapeute. Or, à une époque oùl'éducation à l'hygiène constituait un thèmemajeur, cette dérive leur paraissait d'autant plusinacceptable. La littérature médicale du XIXe sièclefourmille de textes ayant trait aux erreurs de la médecinepopulaire et aux nécessités de pratiquer une éducationà la santé. Bien entendu, derrière cette volontépédagogique se cache également le désir desurveiller les populations, leurs moeurs, leurs habitats, leursdéviances etc. Mais il n'en demeure pas moins que pour cespraticiens opposés à la « surpharmacisation »de la médecine, la prééminence du patient sur leremède s'impose comme une posture philosophique.L'administration des remèdes suppose en effet que lespersonnes acquièrent une capacité d'écoute deleur corps ; « le souci de soi ». Dans sonrésumé complet de médecine, Felix Vacquiéélargit le rôle scientifique de la médecine, eninsistant sur sa fonction historiquement socio-psychique :« elle guérit quelque fois, soulage souvent etconsole toujours(6) » D'où cette réflexionde Cabanis – à laquelle souscrit Vacquié –qui prétend qu'il y eut de la médecine avant qu'il n'yait des médecins. Soigner ne peut être réduit àune histoire de médicaments, car le soin procède avanttout d'une empathie, et donc d'un dialogue.

De cette notion dedialogue et de propédeutique du corps, si peu présentedéjà dans les programmes scolaires(7), rien du tout oupresque dans le rapport présenté par le professeurBaumelou. L'automédication se réduit à uneapproche technicienne, sans que soit posée au préalablela question de la maîtrise technique du corps par les individusconcernés, en l'occurrence nous tous. Seule recommandationprésente en fin de rapport : favoriser la « lisibilité »des notices pour les patients, autrement dit transformer lasignalétique d'un médicament en mode d'emploi pourétagère Ikea.

A l'heure où desassociations comme Ars Industrialis entre autres, dénoncent ledéficit d'attention généré par lestechniques « marketings », il me paraît àla fois nuisible et inquiétant de favoriser, je cite lerapport : « le délistage de moléculesinnovantes dans le but d'adapter le champ des produits accessibles enautomédication aux besoins croissants du patient(8) »Postuler les « besoins croissants du patient »procède d'une démarche totalement servile àl'égard de l'industrie pharmaceutique. Le problème dela surconsommation médicamenteuse en France ne pourra êtrerésolu par une incitation au libre achat de produitspharmaceutiques. Cette disposition, si elle entre en vigueur,pourrait avoir l'effet inverse. En effet, cette institution d'uneéconomie automédicamenteuse risque non seulement debriser les relations sociales, déjà bien entaméespar ailleurs, entre soignant et patient, mais de surcroît, ellefait peser le danger d'une médicalisation totalement inique,où les personnes les plus fragiles économiquementrisquent d'être doublement pénalisées : par lenon remboursement de leurs posologies du quotidien d'une part, auquelvient s'adjoindre un phénomène de dépossessiondu corps d'autre part, que les techniques d'une médecinemarketing ne fera qu'accélérer. A l'heure où unnombre non négligeable de médecins refuse de recevoirdes patients bénéficiant de la CMU, que risque-t-ild'advenir si on entérine le fait que le produit pharmaceutiqueobéit aux mêmes logiques consuméristes que cellesde n'importe quel autre produit. Il y a fort à parier queséduit par la manne financière de ce marché« émergent », les industrielschercheront à développer la gamme des produitsdistribués sans ordonnance, tandis que dans le mêmetemps, les pouvoirs publics continueront à s'acheter uneconscience au moyen de campagnes publicitaires prohibitives.

Or, dans le cas précisde la santé, le besoin de prohibition apparaît dérisoireface au déficit d'éducation. L'industrialisation ducorps, que la saturation des services d'urgence illustreparfaitement, engendre un phénomène de dépossessionphysique et psychique du patient, qui s'en remet, par le biais del'automédication, à l'achat. La fonction sociale duremède, qui procède d'un échange entre unmédecin soucieux de « dénormaliser »les maux du patient, et un patient incité à effectuerune démarche analytique quant aux dysfonctionnements de sonorganisme, se trouve totalement évacuée. C'est moinsd'automédication dont la médecine moderne a besoin qued'un retour aux problématiques vitaliste et matérialistede la fin du XVIIIe siècle(9), avec cette idée que laconnaissance passe avant tout par le dialogue. Mais les médecins,les pharmaciens et les industriels de la santé savent-ilsseulement « socratiser » '

    Grégory Beriet



  1. http://www.tdg.ch/pages/home/tribune_de_geneve/l_actu/economie/detail_economie/(contenu)/156651)

  2. http://www.la-croix.com/article/index.jsp'docId=2320911&rubId=5547

  3. Situation de l'automédication en France et perspectives d'évolution : marché comportements et positions des acteurs, http://www.lesechos.fr/medias/2007/0110//300130275.pdf, p. 23. Le fait que le sous-titre indique le terme « marché » en premier est déjà – nonobstant ma paranoïa latente – très révélateur des priorités de ce texte.

  4. Ibidem, p. 24.

  5. Voir les statistiques de l'INSEE sur le surendettement des ménages, causé notamment par la multiplication des « cartes de crédit » dans les grandes surfaces.

  6. Vacquié F., Résumé complet de médecine ou de pathologie interne, Paris, Galaud et Cie, 1826, p. 2.

  7. Il est par exemple sidérant de constater que la sexualité ne fait l'objet que de pathétiques entrefilets dans des cours de biologie, autrement dit qu'elle se résume à l'apprentissage de mécaniques organiques, sans aucune mise en perspective psychologique ou sociologique.

  8. Situation de l'automédication en France et perspectives d'évolution : marché comportements et positions des acteurs, http://www.lesechos.fr/medias/2007/0110//300130275.pdf, p. 27.

  9. Lire à ce propos l'ouvrage de Georges Canguilhem, La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1964.