La politique de santé dans les sociétés industrielles : perspective historico-politique

Publié par gberiet le 27 Mai, 2007 - 20:32
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parGrégory Beriet.


Alorsque le président Nicolas Sarkozy, par la voie de son ministrede la santé et des sports Roselyne Bachelot, réfléchitsérieusement à la mise en place d'une franchisemédicale, instituant un seuil annuel de remboursement au-delàduquel tout assuré devra avoir recours à une assuranceprivée, il semble intéressant de se demander quellesfurent les évolutions des politiques de santé dans lessociétés industrielles. En effet, le recours àun seuil limite de remboursement, qui introduit l'idée que lasanté entre dans des logiques strictement financières,traduit un revirement historique de la France en matièred'orientations sociales, alignant le régime de santépublique sur une bien pâle caricature d'un modèleanglo-américain, vis-à-vis duquel ces deux nationscommencent maintenant à percevoir les limites, et la nécessitéde l'améliorer dans une perspective moins cupide. A travers cepetit texte, je souhaite évoquer quelques grandes lignespolitiques des perceptions et traitements politiques de la santépublique dans les sociétés industrielles. Mon objectifconsiste davantage à suggérer des pistes de réflexionssur la place de la santé dans les sociétésindustrielles, qu'à offrir une grille de compréhensionde ce phénomène, que je serais bien incapable de saisirdans sa totalité et ses subtilités.


L'époquemoderne et la naissance de la médecine sociale.


Nouspourrions dire que jusqu'aux années 1840-1842, avecl'élaboration du plan Beveridge sur les régimesd'assurance sociale, décliné en France parl'institution de la sécurité sociale, deux modèlespolitiques de gestion de la santé publique prévalaientdans les nations occidentales. Le premier, d'inspirationanglo-saxonne, privilégiait le recours aux patronages et àl'initiative privée (qu'elle émane des entreprises oud'associations philanthropiques). Le second, initié notammentpar Colbert, insistait sur la nécessaire étatisationdes systèmes d'assistance et de répression, le soucisocial étant ici étroitement lié à lanotion de contrôle social, comme l'a bien signifiéMichel Foucault dans son ouvrage Surveiller et punir1. Ainsi, alors que les premiers systèmes mutualistes anglaisapparaissent dans des entreprises privées, en France, c'estl'armée, et plus particulièrement la marine de guerre,qui développe les premiers mécanismes de protectionsociale. Colbert crée dès la fin du XVIIe siècleune caisse des Invalides de la marine, alimenté par l'Etat etles personnels, dont l'objectif est de permettre le versement d'unesolde pour les personnes déclarées inaptes au service.

Cesdeux modèles de gestion de la santé publique dériventpourtant des mêmes considérations mercantiles :améliorer la productivité industrielle et militaire, etpour ce faire, préserver la force démographique dupays, garante de l'amélioration de l'économienationale, des échanges internationaux qui lui sont attenants,ainsi que de l'entretien des armées et la sécurisationdu territoire. Les premiers systèmes de prise en chargesanitaire surgissent au moment où les principales grandespuissances de l'Europe (Angleterre, France, Allemagne) se soucient derecenser leurs populations avec davantage de précision. Lesenjeux sont multiples : fiscalité2,natalité/mortalité, géographie démographiqueetc. Néanmoins, à l'exception de l'Allemagne3,qui va précocement mettre en place une politiqueinterventionniste en matière de santé publique –disons dès la fin du XVIIe siècle – la santéreste avant tout un enjeu de connaissances avant que d'êtrel'objet de pratiques publiques.

AuXVIIIe siècle, le mouvement de déchristianisationqu'accompagne les grands bouleversements industriels et urbains,favorisent l'émergence de ce que Michel Foucault a appeléla « somatocratie », c'est-à-dire unesociété où le soin du corps supplante celui del'âme4.Dans son ouvrage L'anomie,Jean Duvignaud note à juste titre qu'il conviendrait des'intéresser davantage à la pénétrationsociétale des inventions et des innovations, plutôt qu'àla manière dont elles sont produites scientifiquement. Or, ilapparaît évident que la modernisation de la médecine,de sa politisation à la revalorisation des professionschirurgicale et pharmaceutique à la fin du XVIIIe siècle,se comprend comme le signe d'une attente sociale en matière desanté publique. C'est à la fin du XVIIIe que lespopulations des villes demandent, contre les autoritésreligieuses, la translation des cimetières hors des remparts.C'est également durant cette période que les fenêtresfont leur apparition dans les foyers, laissant entrevoir un rapportnouveau à la salubrité , par l'intronisation de lalumière et de l'aération.

Dans le même temps, ces techniques et savoirs nouveauxs'inscrivent dans des évolutions culturelles plus larges, etles savants se nourrissent abondamment des transformations sociales.Tissot, avec son Avis au peuple sur sa santé, endemeure l'illustration la plus éloquente. Les nouveauxmédecins (de Bichât à Pinel, en passant parCabanis) se forment dans les hôpitaux, au plus près despopulations fragilisées par les rigueurs de la vie. Tous ceséléments contribuent à modifier le regard dumédecin vis-à-vis de son patient, mais aussi –point souvent négligé dans l'historiographie de lamédecine – du patient vis-à-vis de son médecin.

En Angleterre, l'accroissement de la productivité économiqueet de l'offre salariale, contraint les entrepreneurs et l'Etat àoffrir des garanties sociales et financières supplémentairespour attirer les meilleurs ouvriers. Ces derniers, loin d'êtrepassifs face aux mutations technologiques ouvertes par l'èreindustrielle, réclament le droit d'accès à demeilleures conditions de travail. Par là, ils redéfinissentprofondément le rapport qu'ils entretiennent avec leur corps,en insistant plus particulièrement sur les dangers inhérentsà leurs activités professionnelles, sous le rapportsanitaire et social. L'Allemagne enfin n'est pas en reste, puisquec'est dans ce pays que la notion de police médicale fait sonapparition5,s'accompagnant d'une réforme profonde des cursus de formationmédicaux.

Mais c'est essentiellement à partir du XIXe siècle,période où les processus d'industrialisations'accélèrent comme jamais auparavant, que lespolitiques de santé publique se modifient considérablement,sous l'influence directe d'un combat opposant les aspirationspopulaires aux stratégies d'assujettissement du pouvoir. Je nesuis pas assez au fait des cas anglais et allemands pour les traiterplus précisément à ce stade chronologique. Enrevanche, la France, dont les politiques actuelles tendent àdétruire le système de sécurité socialesous prétexte d'en combler le déficit abyssal, meparaît être de ce point de vue un cas tout à faitintéressant à analyser du point de vue de son « régimed'historicité actuel ».


Industrialisation et médecine.


En faisant de la Révolution française un événementexclusivement politique, François Furet a totalement niéla dimension sociale et culturelle de cette période. Bien plusgrave encore, la façon avec laquelle un grand nombred'historiens se positionnent pour ou contre la vision furétiste,contribue à éluder les mutations essentiellessous-tendues par cette épisode historique, ainsi que lecontenu des revendications et des débats auxquels se livrentles différents acteurs (du peuple aux savants).

Bien plus qu'une question de représentations politiques, laRévolution française a avant tout permis de mettre àjour les attentes et désirs des populations. Parmi celles-ci,la santé tient une place fondamentale. Albert Soboul, dans sonétude sur les sans-culottes, avait indiqué que le droità la quiétude constituait une revendication majeure dessociétés révolutionnaires6.Et, dès les années 1789-1791, le gouvernement met enplace un conseil de salubrité, dont le fonctionnement et lescentres d'intérêt s'inspirent très largement destravaux effectués par la société royale demédecine fondée en 1776 par Felix Vicq d'Azyr. Ils'agit avant tout de s'intéresser à la salubritédes lieux de vie. Les médecins étudient et cherchent àassainir les environnements et les choses, afin de mieux prévenirles maladies, et d'éviter les propagations épidémiques: « Faute de savoir guérir, [le médecin]doit au moins pouvoir prévenir » affirme Cabanis.S'opère ainsi une première ouverture biopolitique, parle truchement d'une redéfinition des enjeux sociaux, quicontraint les « gens de pouvoir » à« monnayer » la paix sociale, dans le but deparachever les mécanismes de contrôle de la société.

Il est intéressant par ailleurs de noter que parmi tous lesenseignements prodigués durant la périoderévolutionnaire et impériale, seuls les domainespharmaceutique et médical ne subissent pas de profondsbouleversements programmatiques et institutionnels à la suitede l'arrivée au pouvoir de Louis XVIII. Certes, les médecinsne constituent pas encore à cette époque une groupe depression conséquent (à la différence desmagistrats, très influent dans les milieux politiques). Maisnéanmoins, le nouveau gouvernement monarchique saisit toutl'intérêt qu'il y a à préserver l'héritagepolitique en matière de santé publique. Voilàpourquoi ce dernier encourage la constitution de conseils de santédans les villes de province, poursuivant un projet directement héritéde la période révolutionnaire.


Corps machine et corps social : histoire d'un conflit.


Parallèlement, les médecins, confrontés àl'industrialisation et ses conséquences, dévient duterritoire des choses et de la salubrité, vers celui de lasanté et de l'étude des populations ouvrières etmarginales. Villermé analyse les conditions de vie et lamortalité des ouvriers de la soie. Parent-Duchâteletsigne une oeuvre extrêmement détaillée du pointde vue statistique sur la prostitution. Lauvergne quant à lui,s'attarde à observer les prédispositions physiologiqueset morphologiques des prisonniers et des forçats. La médecinese constitue autour de la question sociale, préfigurant, parce type d'études, la sociologie moderne.

Lagénéralisation du salariat fait évoluer leparadigme « santé » sur le terrain de larentabilité des politiques médico-sociales dans lescircuits de productions capitalistes. C'est ainsi que certainsgroupes industriels encouragent ou coordonnent des systèmesmutualistes au sein de leurs entreprises, afin de garantir un accèsaux soins à leurs employés, tout en s'offrant par ceprocédé un moyen de contrôler et sanctionner lescomportements déviants (maladies vénériennes,alcoolisme etc.) La machinisation du travail s'inscrit trèsdirectement dans les modes de gestion du corps, « chosifié »dans des perspectives productivistes. Le salariat conduit à lalibéralisation économico-politique des corps, dans lesens où l'homme obtient une autonomie dans ses choix de vie(se soigner, se nourrir, se soucier de son bien-être et de sasanté), ces derniers restant pour autant totalement asservisaux finalités des schémas financiers industriels. Ilsuffit pour s'en convaincre d'écouter l'argumentairedéveloppée par la commission chargée d'examinerle projet de loi sur l'assistance médicale gratuite de 1893,destiné à défendre l'accès aux soins pourles ouvriers : « Quedirait-on d'une grande usine où l'atelier de réparationferait défaut, qui faute d'avoir entretenu à temps sesoutils, serait obligé de les remplacer à grands frais '(...) Le service médical des pauvres, c'est l'atelier deréparation de l'outillage le plus important, l'outillagehumain7 »

Cette logique perverse fut poussée à son paroxysmiquelors des deux conflits mondiaux, où la concentrationindustrielle et les logiques bellicistes, entraînèrentune négation complète de l'identité corporelledes individus, dont les récits médicaux témoignentassez abondamment. En France, sous l'influence des mouvements derésistants, on parvient à extraire une partie despolitiques de santé des logiques marchandes, estimant qu'ilest vital de garantir à tous un accès aux soins. Cefut, dans le sillage du plan Beveridge, la mise en place de lasécurité sociale, telle que nous la connaissons encoreactuellement (maispour combien de temps '). Cette réforme,revendiquée bien avant par des mutuelles ouvrièresdevenues creuset du syndicalisme, apparaît comme fondamentaledans l'histoire des sociétés industrielles. Et il estassez regrettable que les médias télévisuellesnotamment, se gargarisent de reportages poujadistes (pour ne pas direplus) sur l'introduction des congés payés ou encore laloi de 1905, tout en négligeant savamment les deux mesurespolitiques les plus importantes de cette deuxième moitiédu XXe siècle en France : la mise en place du ministèrede la Culture, et l'introduction de la sécuritésociale.

Cette dernière entérine un fait caractéristiquede la médecine moderne, qui est que celle-ci, admise comme unepratique collective, doit être financée, en fonction desmoyens de chacun, pour l'ensemble de la communauté. Certes, laprofession médicale garde son fonctionnement libéral.Mais néanmoins, la médecine ne peut être conçue,dans une société, comme le strict rapport d'un médecin« créancier », et d'un patient« débiteur ». Avec la mise en place dela sécurité sociale, se dessinait pour la premièrefois dans le domaine de la santé publique, un projetcollectiviste au sens le plus noble du terme. Et il n'est guèreétonnant qu'en tête de liste des mauvais payeurs decette institution, on y trouve le patronat8.



Pour une défense culturelle de la santé.


La désertion du pouvoir politique en matièred'interventionnisme social, laisse craindre le pire pour cettearmature de protection « de la dignitécorporelle ». Les dernières réformes etcampagnes de santé publique montrent bien que la volontédes acteurs économiques et institutionnels consiste àfavoriser le désengagement de la responsabilitécollective, au profit d'une responsabilisation tout à la foisindividualiste et « castratrice ». Un certainnombre de médecins – sans doute les mêmes quirefusent de soigner des patients bénéficiant de la CMU– le disent à longueur de temps sur les ondesradiophoniques et télévisuelles : « l'alcoolcoûte tant à la sécurité sociale, le tabaccoûte énormément aux contribuables,responsabilisons l'usager en le faisant payer une partie de sesdépenses, favorisons l'auto-médication pour que lesgens prennent conscience que la santé a un coût etc. »Triste retour en arrière. De surcroît, à mesureque les pouvoirs politiques se trouvent incapables, et non désireux,de travailler à contre-courant de logiques financièresqui vont à l'encontre de toutes perspectives humanistes, cesderniers s'attellent à focaliser l'attention des gens sur lepetit drame familial, le petit « oedipe » dechacun, avec ses « flux de merde » pourreprendre les propos de Gilles Deleuze et Felix Guattari.

La colère de Ségolène Royal contre NicolasSarkozy au sujet du traitement scolaire des handicapés estsignificative à cet égard. Il y aurait pu avoir tant desujets de révoltes : la frontisation du discours du candidatde l'UMP, la reprise d'une rhétorique maurassienne des« petites patries », l'apartheid dont sontvictimes les habitants des banlieues, l'absence de perspectivesalternatives à l'enfermement des délinquants, ladécortication des acquis sociaux des travailleurs, l'absencecriante de toute politique éducative et culturelle ambitieuseetc. etc. Je ne veux pas dire ici que la question du handicap estsans importance, bien au contraire. Mais traiter de cette manièreles handicapés, en en faisant un objet de cristallisationpolitique, revient au fond à avouer le handicap politiquecriant de nos gouvernants à réfléchir auxproblèmes socio-économiques auxquels nous sommesconfrontés, et dont les effets au niveau de la santédes populations ne tarderont pas à se faire sentir, si uncertain nombre de mesures courageuses dans ce domaine ne sont pas misen oeuvre9.

J'ai affirmé auparavantqu'avec la sécurité sociale, la mise en place duministère de la Culture apparaissait sans nul doute comme lamesure la plus importante de l'histoire politique française del'après-guerre. Je terminerai donc en indiquant quel'introduction d'une franchise médicale, mesure défenduedans le programme de Nicolas Sarkozy, va de pair avec la liquidationprogressive du statut d'intermittent du spectacle. Aprèsl'attaque violente contre la pensée et l'entreprise de« crétinisation » des médiastélévisuelles – dont la privatisation de TF1marque sans nul doute le point de départ – lesstructures modernes des sociétés industrielles poussentà l'anéantissement du corps, en en faisant un objet deconsommation (voir les problèmes criants d'obésité),et une variable d'ajustement au profit (la multiplication des agencesd'intérim en étant le signe le plus manifeste, en tantqu'elles ravagent les consciences de classes et les réseaux desolidarité10).Il apparaît crucial que les professionnels de santé,mais aussi les citoyens dans leur ensemble, défendent mordicusleurs droits à la quiétude à la manièredes sans-culottes étudiés par Albert Soboul. Plus qu'unenjeu médical, cette revendication rejoint la combat desintermittents du spectacle pour la préservation de leursdroits. La lutte pour l'accès aux soins doit passer par unerevendication forte portée par ces derniers : il existe desdomaines et des droits irréductibles aux lois du marché.Plus que jamais le droit d'être soigné s'inscrit dansune démarche culturelle, et jamais l'expression « unesprit sain, dans un corps sain », vieille pourtant deplusieurs siècles, n'a été aussi actuelle.


N.B : Une pétition pour le rejet de la franchise Sarkozy,initiée notamment par deux médecins écrivains àsavoir Martin Winckler et Christian Lehmann, est actuellement enligne. le lien est le suivant :http://www.appelcontrelafranchise.org/

1Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 253. Lire également son ouvrage Naissance de la clinique, Paris, PUF, p. 40.

2C'est d'ailleurs au XVIIe siècle que les « sciences camérales » se théorisent en Allemagne.

3Michel Foucault, « La naissance de la médecine sociale », in. Dits et écrits, tome 2 : 1976-1988, sous la dir. De François Ewald et Daniel Defert, Paris, Gallimard, 2001, pp. 210-215.

4Michel Foucault, « Crise de la médecine ou crise de l'anti-médecine ' », in. op.cit, p 43.

5Medizinischepolizei, notion théorisée en 1764.

6Albert Soboul, Les sans-culottes parisiens en l'an II : Mouvement populaire et gouvernement révolutionnaire (1793 – 1794), Paris, Seuil, 2004, p. 61 & pp. 218-226. A la Convention, Felix Lepeltier va même jusqu'à dénoncer « l'inégalité des jouissances ».

7Cité par Olivier Faure, Les français et leur médecine au XIXe siècle, Paris, Belin, 1993, p. 164-165.

8Les exonérations de charges patronales accordées ces vingt dernières années ont grandement contribué à accroître le déficit de la sécurité sociale. Lire à ce sujet : url<http://lenumerozero.lautre.net/spip.php'article295> (consulté le 21 mai 2007).

9J'entends par « courageuses » des mesures qui proposeraient très clairement de repositionner la santé dans une logique collectiviste. La même chose serait d'ailleurs souhaitable pour contrer l'omnipotence des industries culturelles.

10Lire à ce sujet les travaux de Stéphane Beaud et Michel Pialoux. Voir également l'excellent film de Laurent Cantet Ressources humaines.