A propos du radicalisme

Publié par sportnoy le 2 Avril, 2015 - 12:13
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Texte envoyé au Monde écourté pour pouvoir figurer sur leur blog

Le ministère de l’intérieur, dans un manuel de formation destiné aux agents de l’Etat, définit le concept de radicalisation pouvant mener au djihad et au terrorisme en ces termes : « Tout discours utilisant des préceptes religieux présentés comme musulmans pour mener les jeunes à l’autoexclusion et à l’exclusion de ceux qui ne sont pas comme eux ».

En opérant un léger déplacement par rapport à cette définition, on peut dire qu’elle s’applique aussi à toute religion et à toute idéologie non religieuse qui se pose dans une vérité toute-puissante ne tolérant aucun doute, aucune nuance ni autre version de la vérité.

En politique, vouloir l’exclusion de ceux qui ne sont pas comme « MOA » (de même race, de même culture, etc.), qui ne pensent pas comme « MOA » est une posture réactionnaire aux antipodes de la démocratie, laquelle prétend faire coexister dans la paix les différences, dans un souci de fraternité, d’égalité, de justice et de respect ; l’inverse de l’exclusion et de l’intolérance.

Sous cet éclairage, les électeurs du F. N. pour beaucoup se positionnent à partir d’un égocentrisme défensif en se laissant mener par leurs réactions de rejet par rapport à ce qui contrarie leur moi auto-satisfait et leurs visions simplistes. Les difficultés de l’existence liées à la complexité de la plupart des phénomènes sont exclues de leurs considérations radicales.

Mais les abstentionnistes, les frondeurs, les dénigreurs et opposants systématiques peuvent partager un même type de radicalité destructrice de la complexité. Moi-même, je peux me comporter de façon négative, rejeter ce qui contrarie ma petite vie, mes préjugés, mes opinions et points de vue, mon confort personnel (etc.) si je ne me surveille pas et laisse régner mes parties primaires, égoïstes et omnipotentes au détriment de mes parties évoluées. Si je ne veille pas à empêcher ces instances primaires d’exercer leur domination sur moi, je me comporte en « beauf » (le féminin est à inventer) réagissant en rejetant tout ce qui dérange et ébranle mes défenses égotiques ; en d’autres termes, je suis une petite terroriste du quotidien marchant au narcissisme, aux rapports de pouvoir, à l’intolérance, à la rivalité fratricide.

« Un homme ça s’empêche » avait dit le père d’Albert Camus à son fils qui n’a jamais oublié ces paroles de sagesse. Ca s’empêche d’être arrogant, de se laisser gouverner par ses pulsions, ses émotions, ses réactions, son imaginaire toute-puissance, son intolérance infantile aux différences et aux difficultés qui le contrarient. Je ne me tiens jamais assurément du côté du bien et de l’évolué en moi ; cela implique que chaque jour, inlassablement, je doive lutter contre mes penchants infantiles pour déjouer leurs abus potentiels, que je doive aussi contenir mes pulsions pour ne pas les décharger en actes et en paroles de façon intempestive, injuste et irresponsable. Ne pas se laisser mener par ses parties primaires pour se ménager le temps de la réflexion murie et souvent se taire dans la discrétion pour mieux s’informer, se cultiver, peser le pour et le contre en son esprit, et alors se prononcer dans un souci de lucidité, de modération, de respect, c’est cela s’empêcher. Ainsi je me libère et libère d’autant la vie de la tyrannie de mon ego infantile et omnipotent.

Si je ne m’empêche pas, je suis nocive ou destructrice d’une façon ou d’une autre, sur un large éventail qui va de la cheftaine domestique, en passant par la dominante hiérarchique abusive, jusqu’à la terroriste, les variantes en matière de pouvoir mauvais étant légion.

 

« Le phénomène de radicalisation (…) est une conversion au radicalisme (…). La plupart des radicalistes ont en commun une situation d’échec, de rupture, une quête de sens et d’identité. Ils auraient pu s’accrocher à n’importe quelle branches : une secte, le suicide, l’armée ou la drogue. La force du discours djihadiste est qu’il donne réponse à tout. Il s’agit d’un kit de solutions (…). Une partie de la jeunesse vit une véritable frustration, le sentiment de ne pas appartenir à la communauté nationale. Certains portent barbe et vêtements religieux uniquement pour sortir de l’anonymat ».Ces propos du préfet chargé du volet prévention contre la radicalisation, Pierre N’Gahane (propos retranscrits dans le Monde du 27 mars p. 12), m’invitent à d’autres commentaires. Le jeune est naturellement tenté par la radicalité en ses propos et ses actes : son énergie débordante encore mal contenue y est pour beaucoup, ses peurs au seuil de la vie adulte également. Or notre époque valorise un jeunisme chronique, favorisant ainsi une éternelle immaturité et l’irresponsabilité qui l’accompagne. Quant à l’échec, la rupture, les frustrations, la quête de sens, la peur de ne pas être à la hauteur, ils viennent régulièrement nous affecter à tout âge. Aussi, l’appartenance à une communauté n’est plus assurée comme ça l’était dans les sociétés holistes ; c’est une des conséquences de notre naissance à la liberté individuelle, laquelle est le fruit de notre émancipation par rapport à nos appartenance tribales, sociales et religieuses passées qui nous tenaient en soumission tout en nous sécurisant. Davantage de peurs et de responsabilité font partie du prix a payer pour cette nouvelle liberté individuelle que nous avons gagnée.

Comme nous sommes encore très proche de cette naissance à l’individuation, nous nous comportons souvent comme de grands enfants. Cette immaturité accentue toutes nos difficultés de nouveau-né à la différence et nos intolérances face à nos nouveaux devoirs de sujet libre et responsable.

La plupart des difficultés existentielles rejetées par les radicalistes de tout poil seraient liées d’après moi à la vie telle qu’elle est et va. C’est la faute à personne en particulier. Il en sera ainsi tant que nous en serons à l’enfance de l’humanité. Mais même après, même si nous savons évoluer en sagesse, si nous avons le temps de grandir mentalement avant que la planète soit devenue invivable, l’imperfection sera toujours notre lot d’humain limité, fragile et mortel.

Les jeunes, jusque-là très protégés par leurs parents, sont soudain confrontés à la réalité de toutes ces difficultés et souffrances qui sont à affronter quand on est un vivant. Ils craignent au plus haut point de ne pas être capables de faire face, pas capables de trouver leur place dans la société, de savoir se faire apprécier, aimer. D’où leurs angoisses existentielles se traduisant souvent en violence autodestructrice ou destructrice. Alors ils cherchent des boucs émissaires à leur colère. Et parfois, pour rejoindre quelque paradis chimérique, ils peuvent vouloir détruire cette vie contrariant leur intempérance d’absolu et d’idéalité.

 

En opérant encore un léger déplacement, je vais parler d’un radicaliste du suicide, Andrea Lubitz qui s’est exclu de la vie, sa pulsion destructrice emportant avec lui dans la mort 149 autres personnes et terrorisant les survivants. Aux dernières nouvelles, ce samedi où j’écris, il aurait dit à son ex petite-amie qu’un jour il ferait quelque chose de grand, que tout le monde connaîtrait son nom. C’est chose faite. Effectivement, il est sorti de l’anonymat en devenant une sorte de star de l’apocalypse à l’instar de tous les terroristes brandissant leurs drapeaux noirs. Possiblement, son désir professionnel de devenir commandant de bord participait de son besoin d’être auréolé de prestige, aspiration qui aurait pu rester normale chez un jeune homme ambitieux ; mais les épisodes dépressifs qui l’affectaient régulièrement, doublés de problèmes de vision, rendaient la réalisation de son désir de plus en plus improbable et son rêve impossible à réaliser. Cette déception semble lui avoir été insupportable au point de choisir la mort. La dépression (maladie causée par un noyau d’impuissance fiché en soi depuis l’enfance) venait de le ressaisir à nouveau tout récemment, un arrêt maladie lui étant prescrit par son médecin. Il l’a déchirée pour aller travailler quand même, prenant son poste aux commandes d’un A 320 dont il était le copilote. On connaît la suite : s’arrangeant pour être seul dans le cockpit, il a trouvé une fin grandiose à son histoire, fracassant sur une montagne l’avion et les 150 vies qu’il contenait. Son ambition trop grande contrariée et la frustration qui en a résulté lui ont possiblement inspiré cet assassinat de la vie par explosion gigantesque, façon de retrouver une toute-puissance rêvée.

 

         Le peuple de France risque de se fracasser sur le F. N. aux dires de notre premier ministre. Mais, cher M. Valls, chaque membre de ce peuple, lorsqu’il ne s’empêche pas, lorsqu’il se laisse mener par son infantile irresponsabilité veut se fracasser ainsi sur les montagnes de son imbécillité ; il veut le bordel, la grande explosion, la grande régression parce que la vie est fragile, difficile, compliquée, imparfaite, souvent insatisfaisante, et qu’à l’aune de notre imaginaire toute-puissance et des exigences de nos parties primaires, c’est inacceptable, cela mérité notre violence haineuse destructrice.

Que font les rédacteurs d’un hebdomadaire que j’ai sous les yeux qui titre cette semaine (presque tous sont friands de ces slogans tapageurs pleins de vindicte) : La gauche en ruines, les raisons d’un désastre, la crise du socialisme, le blocage des réforme (toutes ces accumulations sur une page) ? Ils attisent la bêtise primaire qui est en chacun. Ils confortent le « beauf » en chacun. S’ils voulaient précipiter la chute du gouvernement et le crash de la société française, ils ne s’y prendraient pas autrement. Le radicalisme est aussi là, dans cette tyrannie de l’immédiateté qui exige du gouvernement et des élus des résultats instantanés. Alors qu’après 200 ans d’une révolution industrielle ayant dégénérée vers un capitalisme devenu fou, nous devons changer d’ère, avancer progressivement dans la troisième révolution industrielle sans austérité ni destructions majeures : et cela ne se fait pas en claquant des doigts. Pour ceux qui ne sont pas des radicaux de l’impatience ou de la table rase, les changements ne peuvent se faire que pas à pas. Un constat s’impose : les mentalités dans leur grande majorité en sont encore à fonctionner sous l’empire de la consommation sans limite qui les a conditionnée pendant des décennies et les gens par habitude (seconde nature) continuent de voir les choses sous l’angle passé. Leurs références sont caduques mais ils ont du mal à les lâcher ne sachant pas par quoi et comment les remplacer. Face à cette mutation profonde que doivent opérer nos sociétés, que les plus en difficulté soient spécialement malmenés, donc plus inquiets et impatients, cela s’entend et se comprend. Mais que les autres mieux lotis ne contiennent pas leurs difficultés et ne s’empêchent pas de se comporter comme des enfants colériques, qu’ils cèdent à un radicalisme infantile et veuillent tout casser, c’est obscène et indigne. Sur ce fond d’immaturité exploitée sans retenue par beaucoup, le F. N. n’a plus qu’à ratisser de plus en plus large, sourire carnassier aux lèvres.

 

Doit-on penser que l’homme d’aujourd’hui trop immature est encore incapable de bien se tenir et de contenir ses débordements pulsionnels sans les défouler sur son environnement ? Doit-on penser que ses excès mauvais qu’il déverse au quotidien sont une nécessité pour qu’il ne soit pas pire : un tueur faiseur de guerre et de terreur ? En ce cas mieux vaut peut-être le laisser se défouler ainsi, et considérer que ses manifestations pulsionnelles d’humeur n’ont pas de sens méritant notre attention sérieuse.

         En attendant, pour grandir plus avant, ceux qui ont le souci de mieux se tenir au monde peuvent déjà être des résistants de chaque jour contre l’immaturité et la radicalité qu’elle engendre.

 

         « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à  apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent des monstres. »

Cahiers de prison

Gramsci