Lecture (numérique)

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Lecture (numérique)
 

 

La lecture, telle que nous l’abordons, est une industrie. Google est, par exemple, une industrie de lecture, un marché « double-sidded » : échange d’informations sur les lectures contre des informations sur les lecteurs, échange d’informations sur les lecteurs contre de la publicité. L’objectif de produire une technologie de lecture n’a pourtant jamais été sérieusement poursuivi par les industries de l’information ; ce pourquoi, à l’heure d’aujourd’hui, la technologie utilisé par les nouvelles pratiques de lecture reste une technologie par défaut (cette nouvelle industrie produit ainsi cette situation étrange d’une pratique technique sans technologie). Le web, réseau de textes, est aussi un réseau de lecture. Mais cette lecture ne réactualisera pas son sens originel de legere (ramasser, recueillir, parcourir) et sa proximité avec lier et relier, sans une politique industrielle publique.

 

Lecture et écriture de soi. Comme Michel Foucault[1], commentant la lettre 84 de Sénèque à Lucilius, nous insistons sur le  lien entre lecture et méditation ou réflexion, entre lectio et meditatio, lien passant nécessairement par l’écriture de soi. Dès le Moyen-âge précoce, la lecture fut comprise comme epimeleia (soin, gouvernement), soit comme discipline, exercice, étude, méditation. Selon ce point de vue, la lecture n’est pas sa propre finalité, puisqu’elle est une technique de soi.

La lecture numérique. Sept activités peuvent caractériser la lecture numérique : la navigation, le marquage, la copie, la prospection, l’annotation, la mémoire et la publication. La lecture numérique, en tant qu’elle se distingue de la lecture imprimée, n’est donc pas simplement une lecture à l’écran ; c’est d’abord l’hypertexte ou l’hyperlien qui a réellement fait exister la lecture numérique : la technologie de l’hypertexte présupposant des liens ou des renvois entre des blocs ou fragments de textes qui ont chacun leur adresse matérielle. Le lecteur devient l’opérateur qui met en œuvre les virtualités du texte numérique, ce pourquoi il y a autant de textes que de versions de lectures[2]. Cependant, le risque est grand de ce perdre dans ces liens, et surtout, malgré tous ses mérites, le web est le lieu d’une fausse symétrie : le lecteur lit des textes, voire des hypertextes, sans pouvoir créer ses propres parcours.

Lecture d’information et lecture d’étude. La lecture numérique est plus propice à lecture d’information plutôt qu’à la lecture d’étude. Ce qui distingue la seconde de la première n’est pas tant son activité ou son intensité, que sa finalité : la lecture d’étude est une culture de soi.

La grande différence entre l’espace de la lecture classique et celui de la lecture numérique est l’absence presque totale du rôle direct d’une puissance publique dans l’institution du lecteur. De cette absence résulte le risque d’une lecture sans savoir-lire, une lecture-consommation.

Lecture numérique et simulation. La simulation concerne la quasi-totalité des opérations : utiliser un moteur, c’est simuler l’activité d’un bibliothécaire ; personnaliser son navigateur, c’est imiter le journaliste devant son dossier de presse ; stocker des centaines de textes sur son disque dur, c’est simuler le travail du documentaliste, etc. Le risque est que le lecteur mette en œuvre des traitements automatisés correspondant à des compétences de lecture qu’il ne possède plus (tout comme la calculatrice à tuer le calcul mental).

 


[1]Cf. L’écriture de soi (1983) qui reprend les éléments du cours au Collège de France (3 mars 1982), transcrit dans L’Herméneutique du sujet.

[2] On peut schématiser l’opposition comme suit. Livre imprimé : norme séquentielle et linéaire, structure habillée typographiquement, fixité de cette forme typographique, unicité et limitation du texte, principe d’un bon parcours de lecture, prééminence de l’auteur. /. Ordinateur : norme non séquentielle, hypertextuelle, structure visible et opérable, fluidité et versatilité de la forme, texte en réseau, ouvert et illimité, multiplicité des parcours de lecture, activité et prééminence du lecteur.