Article Marianne

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- Marianne : Vous avez été un des premiers philosophes à critiquer Nicolas Sarkozy dans votre travail, mais aussi à le prendre au sérieux. Quel bilan dressez vous aujourd’hui du sarkozysme ?

- Bernard Stiegler : Nous ne sommes qu’au début de l’ère Sarkozy. Je suis frappé par les contradictions dynamiques de sa politique. Qu’on le veuille ou non, il incarne l’époque. Je combats ses idées, mais je pense qu’il serait stupide de lui dénier une force politique originale.

- Marianne : Seriez-vous en train de virer votre cuti, vous, le contempteur de l’hypercapitalisme et de la consommation de masse ?

- Bien au contraire. Mais Sarkozy sait quelque chose que les autres acteurs politiques n’ont toujours pas compris. Avec lui, le gouvernement se décide à parler des incuries. D’un côté, Sarkozy apparaît comme un agité, un hyperactif, au sens où on parle d’adolescents qui souffrent de déficit attentionnel, mais d’un autre, il pose de vraies questions. Le discours qu’il a prononcé le soir de sa victoire était frappant à cet égard, et on a cru avoir à faire un personnage historique. Son adresse à l’Amérique a pris l’opinion par surprise en mettant la question de l’environnement au centre de ce discours. Il s’est posé en garant d’une politique industrielle soucieuse des générations futures. Le ministère d’Etat d’Alain Juppé fut créé dans ce sens, et un ministère d’Etat n’est pas un simple bluff. Ce discours entre évidemment en totale contradiction avec d’autres positions de Sarkozy. Mais c’est ce qui m’intéresse. Sarkozy qui n’est plus seulement un homme : c’est un processus habité par des contradictions. C’est aussi ce qui peut inquiéter.

- Marianne : Quelle politique peut sortir de ce grand écart entre Henri Guaino, un ancien chevénementiste, et Christine Lagarde, une avocate d’affaires soucieuse de rassurer le MEDEF ?

 

- Ils représentent la nouvelle polarité politique et incarnent la nouvelle contradiction dynamique : le conflit entre le court terme et le long terme.

- Vous pensez que Sarkozy peut être à la hauteur du long terme ?

- Il a compris quelque chose d’essentiel quant à cette question : que c’est celle du désir. Le désir désire la durée. Aimer, tant qu’on aime, c’est toujours « aimer pour toujours ». Dans Ensemble, il parle de l’amour en totale contradiction avec ses réponses à Michel Onfray où il disait que le suicide a des causes génétiques: il dit là tout au contraire que les adolescents se suicident parce qu’ils ne se sentent pas aimés. C’est là un discours sur le soin : aimer, c’est prendre soin. Le propos du 6 mai s’inscrit dans cette veine. Le problème est cependant de savoir ce qui cause le désamour. Or, en même temps qu’il dit vouloir combattre l’incurie qu’est l’absence de soin, Sarkozy sollicite ce qu’il y a de plus pulsionnel dans l’opinion, qui réagit si facilement à l’incurie par la bêtise. Sarkozy décline la question de l’incurie sur tous les registres. Malheureusement, vouloir apparaître immédiatement efficace conduit très souvent à créer de graves problèmes à long terme en usant d’expédients – en l’occurrence, les médias. Traiter le problème de l’incurie devant la population à chaud ne peut qu’aggraver l’incurie.

- Vous ne croyez donc pas à cette fameuse culture des résultats ?

- Je suis pour la culture du résultat qui tient à long terme. La culture du résultat qui est tout à fait légitime peut créer des catastrophes. Relisez Gorgias de Platon. Socrate critique en Gorgias l’activisme forcené des sophistes. Tel est le danger fondamental de ce sarkozisme là. Prenez le cas de la pénalisation des mineurs délinquants. Ce n’est pas un hasard si ce dossier fut lancé en même temps que celui de l’enseignement supérieur, où il faut évidemment agir au plus vite, ce que François Fillon a présenté comme une « bataille de l’intelligence ». Or, en même temps qu’il lançait ce chantier, Rachida Dati mettait à son programme une majoration prématurée des mineurs, c’est à dire l’abolition de ce que l’on appelle l’excuse de minorité des jeunes délinquants. Se battre pour l’intelligence, cela commence par prêter attention aux enfants et aux adolescents dont nous, les majeurs, sommes responsables. Se battre pour l’intelligence de la jeunesse, et contre la délinquance, c’est lutter contre Canal J qui a mené au mois de juin une campagne d’affichage honteuse. Pour vanter ce canal de télévision qui s’adresse exclusivement à la jeunesse et aux enfants, on voyait sur ces affiches un grand-père face à sa petite fille, un père face à son fils, jouant avec eux, et l’affiche montrait ces enfants et pré-adolescents totalement ennuyés par leurs aînés. La légende de ces images était « les enfants valent mieux que ça » – signé Canal J. Autrement dit : « regardez Canal J, n’écoutez pas votre père, n’écoutez pas votre grand-père ». Au moment même où cette campagne était lancée, la revue américaine Pediatrics publiait un article de Frederic Zimmermann sur les problèmes de déficit attentionnel de la jeunesse américaine qui montre que la télévision, quand elle est regardée de manière précoce, crée dans les cerveaux juvéniles des connexions synaptiques irréversibles qui rendent ensuite beaucoup plus difficiles des apprentissages comme la lecture. Si nous voulons prendre soin de la jeunesse française, solliciter son intelligence, sa capacité à accéder à la majorité, il faut lutter contre ceux qui détruisent l’attention de la jeunesse.
Lutter contre l’incurie, c’est s’en prendre aux causes de cette incurie. L’une des plus grandes de ces causes est la façon dont les médias de masse organisent aujourd’hui la misère symbolique…

- Vous pensez qu’il faut s’attaquer à la pollution de l’esprit ?

- La télévision est devenue polluante comme les moteurs sont devenus polluants. Au Japon la vente des automobiles baisse, et certains constructeurs viennent d’être condamnés à indemniser des maladies respiratoires d’habitants de Tokyo. Faisons baisser le taux de nuisance des industries du temps de cerveau disponible, c’est à dire privé de conscience. Lutter contre l’incurie, c’est lutter contre ce qui est devenu toxique dans le mode de vie industriel, et inventer une autre civilisation industrielle : une intelligence de l’âge industriel. Si les médias ne comprennent pas qu’ils créent des problèmes encore bien plus graves que les voitures, en particulier dans la jeunesse, et parfois très dangereux, c’est la responsabilité du gouvernement de le leur faire comprendre.

- Marianne : Si prendre soin, c’est prendre soin de l’intelligence, il faut donc se poser le problème de ce qu’est l’intelligence.

- L’intelligence est d’abord l’attention : c’est la capacité à être attentif. L’attention est à la fois la faculté psychologique de concentration et la faculté sociale que l’on appelle la civilité. L’attention se forme : elle est le résultat de l’éducation. Ceux qui sont en charge de former l’attention sont d’abord les pouvoirs publics, et avec eux les citoyens, qui sont tous des éducateurs, comme le dit le président de la république. Or, l’attention est aujourd’hui captée par les médias de masse qui cherchent à la détourner. Les enfants ne suivent plus à l’école d’abord parce que les enseignants sont concurrencés par les médias de masse, et dans cette bataille, le déséquilibre des moyens est absolu. Les moyens que TF1 ou Canal J mettent en œuvre, pulsion, vulgarité, dérision et souvent violence pour détourner et en fait détruire l’attention sont sans commune mesure avec les moyens dont disposent les éducateurs pour former cette attention. L’éducation, c’est l’amour du long terme – du passé très lointain à l’avenir le plus ample.
La culture du court terme qui détruit toute culture est en train de ruiner l’économie capitaliste. La crise boursière en est un effet. La spéculation, les médias, la télévision, la délinquance, l’école, l’université, l’organisation industrielle et le développement durable sont une même question : le soin. Angela Merkel au dernier G8 a proposé que l’on régule les Hedge funds : c’était avant la crise. L’Amérique de Bush s’y est opposée. Voilà les vraies questions.

- Le sarkosyzme est-il un gramscisme de droite ?

- La grand concept de Gramsci, c’est l’hégémonie culturelle. Pour Gramsci, la lutte politique est culturelle. Aujourd’hui nous sommes confrontés non pas à un vieux pouvoir disciplinaire et régi par l’Etat, ce que Foucault appelait le biopouvoir, mais à un psycho-pouvoir qui est celui du marketing. Le 20e siècle a été le passage des psychotechniques aux psychotechnologies. Qu’est-ce que la télévision, sinon une psychotechnologie ? En occident, les psychotechniques reposaient sur l’écriture, base de l’enseignement scolaire. Les psychotechnologies révolutionnent cette société de l’écriture, et c’est sur elles que reposent le pouvoir du marketing, la destruction de l’attention juvénile et le désamour des adultes.
Ne croyez pas que je condamne les psychotechnologies. C’est en écrivant que la philosophie s’est opposée à l’exploitation de l’écriture par les sophistes qui manipulaient les esprits. De nos jours, il faut mener une politique de régulation des psychotechnologies, et mettre celles-ci au cœur d’une bataille industrielle de l’intelligence. C’est un projet de société – en rupture avec un modèle industriel caduc et devenu toxique. Car ce qui produit l’excès de CO2 (et la délinquance juvénile), c’est d’abord la bêtise.