Indices, témoignages, inscriptions: art et mémoire à l?heure d'internet

Publié par vnormand le 5 Septembre, 2005 - 21:23
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Notes pour un projet en cours

 

Par Yann Chateigné, Novembre 2004

 

Internet, comme toutes les inventions marquantes ayant trait à la reproduction, a profondément modifié notre relation à l'image et au son. Si la photographie, comme le phonographe, apparus au milieu du 19ème siècle, étaient liés à la révolution industrielle et aux prémisses de l'esthétique moderne, Internet et les ordinateurs personnels commencèrent de se développer de manière quasiment symétrique dans les années 1980, au moment précis où le débat sur les questions liées aux notions de postmodernisme, de faillite des idéologies et de fin de l'histoire animaient les penseurs et les artistes. Si Internet peut être considéré, au même titre que l'imprimerie au 15ème siècle,  comme une technologie de mémoire à travers sa capacité à reproduire, puis à donner accès à différents types de documents à un nombre toujours plus important de personnes, son utilisation grandissante conduit à une interrogation de première importance sur la question de la mémoire, et à une série de paradoxes.

Le développement des techniques numériques de stockage des données nous laisse penser que nous pouvons conserver toujours plus de documents : il participe au « mirage » qui nous pousse à croire que nous pourrions tout conserver. Mais la volatilité des fichiers numériques, le contenu constamment changeant du Web, l'apparition et disparition régulière des sites Internet nous fait prendre conscience que nous n'avons pas le temps d'enregistrer cette totalité mouvante. Comment opérer des hiérarchies au sein de la base de donnée infinie que constitue Internet ' Conserver, pour qui, pour quoi ' Dans quel but ' Quelles peuvent être les implications de la délégation continue de notre mémoire à des machines, à des « mémoires artificielles » ' Et même, quelle est la matérialité du document numérique ' Mène-t-elle à une non-altération théorique de son état physique, à la permanence du nouveau, à la fin de la mémoire '

Nous supposons, aujourd'hui, que « tout le monde » a accès à l'information disponible sur Internet. D'un autre côté, dans cet « océan d'information », dans certains cas, « tout le monde » n'équivaudrait-il pas à « personne » ' Quels outils et quelles stratégies d'orientation pouvons-nous alors développer ' Le volume d'information que chacun doit assimiler chaque jour suppose que nous soyons surinformés à l'heure d'Internet. Mais, si il est aisé de manipuler l'information grâce à différentes techniques de traitement et de diffusion informatiques, comment pourrions-nous vérifier l'information qui est en circulation ' Par ailleurs, est-ce que l'information va remplacer la question de l'expérience ' Internet va-t-il désintégrer totalement la notion même de « document », et effacer encore plus la frontière entre la « réalité » et la « fiction » '

Bookmarks, téléchargements, playlists, moteurs de recherche, peer to peer, blogs, hoaxes et « googlisme » sont autant d'aspects culturels, sociaux et politiques liés à la pratique quotidienne d'Internet, et ce pour des millions de personnes aujourd'hui. Si ces questions et ces paradoxes sont aujourd'hui en débat dans de multiples champs de la pensée, comme dans ceux des institutions, qu'elles soient publiques ou privées, culturelles ou non, au-delà même du domaine des archives, des bibliothèques ou des musées qui en sont parmi les premiers concernés, dans ce contexte, qu'en est-il de l'art ' En me fondant sur la présentation de projets spécifiques réalisés par des artistes issus de différentes générations, je me propose ici d'interroger les implications actuelles de ces transformations majeures.  

 

1. Le temps de la désorientation

 

Toute personne utilisant régulièrement Internet connaît l'usage d'une série d'outils lui permettant de s'extraire du flux d'information. Ces outils nous permettent de nous orienter : l'utilisation des bookmarks, par exemple, constitue un moyen d'enregistrer l'adresse d'un site web, afin de le consulter à nouveau sans avoir à effectuer une nouvelle recherche. Cette pratique quotidienne d'appropriation et d'inscription fait écho, dans son nom même, aux petits morceaux de papier qu'il est d'usage de placer entre les pages d'un livre pour se rappeler de l'emplacement d'un texte que nous voudrions relire. Les bookmarks constituent donc des marqueurs au sein d'un continuum, comme les petites pierres blanches semées par le Petit Poucet du conte de Perrault. Ils représentent donc des repères mnémoniques. Ainsi, les usagers peuvent constituer une liste de « Favoris », un choix de liens qu'ils souhaitent classer pour une visite ultérieure. Ceci est particulièrement utilisé aujourd'hui pour la consultation des blogs (ou weblogs) sorte de journaux intimes, carnets de notes, recueils de pensées ou supports d'information « autonomes » écrits au jour le jour sur Internet. Il est ensuite possible de partager ses Favoris avec d'autres, afin de donner accès au produit de ses propres recherches.

L'artiste, designer et programmeur _erational (France), dans Dead memories1 propose en guise « d'autoportrait » sur Internet une liste d'adresses url, associant chaque référence à un jour de l'année 2001. Ce projet propose la rencontre de deux pratiques, les bookmarks et le blog, mettant en 'uvre un collage, une collision, entre histoire de « l'Art » et technique « par défaut ». L''uvre fonctionne alors comme une Vanité, se référant tout autant à l'histoire ancienne (l'art de <'xml:namespace prefix = st1 ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:smarttags" />la Vanité, dans la tradition picturale, associe à l'idée de mort et de finitude toutes les activités humaines) qu'à l'histoire de l'art plus récente (des listes de noms d'On Kawara dans les années 70 à celles de Douglas Gordon dans les années 90). « Tu es ce que tu surfes » dit en substance cette 'uvre. Ce projet, qui évoque l'idée d'un journal de bord tenu sur une année, met en crise la notion d'intimité à l'heure d'Internet. L'artiste n'écrit pas sur sa vie « privée » comme peuvent le donner à croire les blogueurs, mais propose un autoportrait en forme de base de données, une liste « objective » d'inscriptions et de références hétérogènes. A chaque jour correspond une simple information, dessinant au final un paysage squelettique, non pas une série de sentiments éprouvés : une image de soi comme base de données, signe d'une nouvelle blank generation.  

Sur les mêmes bases, Claude Closky (France, né en 1963) réalise en 2000 pour le Centre Pompidou Calendrier 2000 2. Présenté sur le site de l'institution à l'occasion de l'exposition intitulée Le Temps, vite 3 le projet opte pour une interface inspirée du design « par défaut » des sites personnels. L'artiste y associe à chaque jour de l'année 2000 une simple phrase, extraite d'une publicité lue le jour même, avec mention de la source ' la marque ' comme « auteur » de ces maximes détournées avec humour. Closky brouille ainsi les frontières entre privé et public, pensées personnelles et conditionnement par l'industrie, philosophie et communication. Calendrier 2000 apparaît dès lors comme l'image d'une mémoire informée, transformée par la répétition quotidienne des slogans et des mots d'ordres médiatiques et publicitaire. En les accueillant comme une liste de pensées inscrite au quotidien, l'artiste opère avec ironie un déplacement singulier : à une vision du monde critique, poétique et politique est substituée une suite de slogans ventant le luxe et la consommation sans limite.

 

2. Une archéologie de l'information

 

Il faut rappeler ici qu'avant de régir le temps de travail et de consommation des sociétés actuelles, le calendrier, inventé dans l'Egypte ancienne, 3000 ans avant notre ère, était l'un des premiers usages mnémotechniques. Il constituait alors un moyen d'enregistrer et d'organiser le temps, afin de le partager avec l'ensemble du groupe social. C'était avant l'invention de l'écriture alphabétique, qui apparut en Grèce 2500 ans plus tard. Appris et mis en commun par les populations, l'alphabet est la condition d'existence de la polis, de la ville grecque et de la communauté. L'alphabet, comme le rappelle Bernard Stiegler 4, est un moyen de ré-accéder dans sa forme exacte à une forme de pensée écrite, inscrite et, par là même, de l'interpréter. L'écriture est donc une invention mnémotechnique, une technique de mémoire. L'artiste Gyan Panchal (France, né en 1974) réalise entre 2002 et 2003 une série d''uvres fondées sur la notion de typographie, de technique et de mémoire. Dans a (helvetica), par exemple, il détruit consciencieusement le signe « a » issu de la police de caractère Helvetica. Il pixellise cette première lettre de l'alphabet à l'aide de différentes distorsions numériques, en convertissant le fichier typographique d'un format à un autre, comme pour le « faire vieillir », lui donner les signes d'un usage passé. Panchal interroge ainsi sa permanence : Helvetica était utilisée dans nombre de publication et de supports de communication significatifs de l'art moderne, minimal et conceptuel, comme l'image même de la réduction à une forme d'écriture « abstraite » et neutre. Aujourd'hui numérisée, elle peut être réutilisée à l'envi. Elle constitue un outil appropriable, sans pour autant présenter aucune marque imposée par le temps. La question alors posée serait : quelle est la matérialité d'un tel signe culturel ' A la théorique nouveauté permanente de ce signe, à l'abolition possible de son histoire, Panchal répond par une altération artificielle. a (helvetica) apparaît alors comme une forme aux lisières de la fiction. Pointant le devenir-image de ce signe aniconique des avant-gardes, il met en 'uvre une dégradation, un acte de destruction méthodique de son intégrité, pour réaliser un objet aux résonances archéologiques. Panchal propose alors d'exposer l'image d'un artefact de synthèse historicisant ses différents usages, pour en interroger la possibilité, aujourd'hui, de l'appropriation, l'usage des information et des idéologies qu'il véhicule.

Cette pratique de la liste, cette proposition d'une nouvelle archive du monde technologique s'inscrit dans une longue histoire de l'extériorisation. Depuis les dessins dans le sable de Ménon chez Platon jusqu'aux écrits récents de Stiegler, l'inscription apparaît comme le premier geste de matérialisation de la pensée, de la réflexion comme réminiscence, c'est-à-dire de la pensée créatrice comme corrélat de la mémoire. En 1985, Jean-François Lyotard, alors commissaire de la manifestation Les Immatériaux au Centre Pompidou 5, choisit comme logo une image évoquant une empreinte digitale ou un fossile de coquillage : signe humain de l'empreinte, image animale de la trace, de l'inscription du corps et de la pensée, au moment d'une interrogation profonde sur les notions de matérialité et de témoignage, d'engagement, à l'heure d'un développement technologique en pleine accélération.

Page Sucker ' skull.jpg, réalisé en 2002 par l'artiste Ludovic Burel et le graphiste Regular (France, nés en 1968 et 67) est le premier numéro d'une série de publications fondées sur la recherche sur Internet, autour d'un mot-clé unique, d'images de toutes provenances compilées et réorganisées en livre. Page Sucker est en effet un logiciel permettant d'extraire un site, et de le conserver sur son disque dur pour une consultation ultérieure. Le mot-clé utilisé, « crâne », choisi pour ses différents registres de sens et ses résonances métaphoriques, permet aux artistes de collecter un nombre important d'images, qui sont ensuite sélectionnées et présentées comme le produit d'une recherche archéologique. Entre l'exposition de documents personnels et anonymes (sites scientifiques, publicitaires, pages personnelles, communautaires') et l'anthropologie du monde numérique, les artistes proposent une lecture possible d'un média en évolution continue. Ils offrent une coupe, les résultats interprétés d'une approche objective, critique et scientifique, le produit d'une fouille au c'ur de l'information. Entre culture populaire et imagerie scientifique, trash et activisme politique, la publication, articulée avec rigueur sous la forme de doubles pages propose, de manière continue, la juxtaposition de deux images. Cette méthode évoque une pratique héritée de certains historiens modernes inventeur de l'analyse iconographique, comme Heinrich Wölfflin. Il n'est pas le lieu ici d'interroger la singularité, après des théoriciens comme Benjamin Buchloh et Hal Foster, des artistes comme Gerhard Richter, Hans-Peter Feldmann ou Christian Boltanksi, d'un regard renouvelé sur ces figures modernes que sont, entre autres, Wölllflin, Panofsky et Warburg, devant de nouvelles tentative de saisir et d'organiser une totalité mouvante, sous la forme de séries d'images trouvées. D'autres études nous permettront de développer ce phénomène spécifique. Mais il est en effet question, ici, dans un contexte différent, d'une tentative d'une lecture du monde à travers ses représentations, des activités des hommes à travers la manière dont ils se voient. Burel et Regular proposent de présenter sans commentaire, le texte s'effaçant au profit d'une écriture par l'image trouvée, le portrait d'une multitude d'individus en forme d'inventaire, entre fascination et Vanité. Dans ses dernières pages, Page Sucker présente enfin, sous la forme d'une liste, les multiples sources, sous la forme d'url de sites Internet, où les artistes ont puisé leurs images.

En 2001, l'artiste Dr-Brady (France, présent dans la collection Yoon Ja & Paul Devautour) propose sur Internet un projet dont les enjeux sont comparables. Avec dscn_gallery 6, produit pour le site 217.174.192.66 réalisé par la galerie Maisonneuve à Paris, l'artiste propose une archive d'images photographiques anonymes collectées et organisée à partir d'un mot-clé constituant en la simple suite de chiffres et de lettres qui nomment les photographies réalisées avec les appareils numériques actuels. En prenant les références de ses propres images, il puise sur Internet, de manière aléatoire, des « images-miroirs » produites par différentes personnes autour du monde. A travers cette simple définition technique, Dr-Brady montre une image du monde construite sans autre choix de tenter de trouver une possible image de « l'autre », déclinant en de multiples de parti pris hétérogènes, une multiplicité de regards sur le réel, comme autant de départs de fictions. Ces images au statut ambigu évoquent de nombreuses références esthétiques et théoriques, symbolisent autant de diversités et de formatages culturels, comme une enquête sociologique aux lisières de la fiction, sans aucun commentaire autre que l'évocation de l'utilisation d'un même outil. Entre critique et fascination, interrogation de la fonction de l'auteur et beauté d'une certaine spontanéité, l'artiste propose un projet en forme de « pseudo-archive », tentative d'une orientation aux limites de l'absurde, image de l'impossibilité même d'organiser les informations présentées sur Internet, autre que la mise en 'uvre d'un protocole rigide et vide de sens.  

 

2. Données et fiction: googlisme, hoaxes et placebos

 

Fondé à Nice en 1987, le Cercle Ramo Nash, groupe d'artistes anonymes appartenant à la collection Yoon Ja & Paul Devautour, présente avec Sowana un critique d'art « virtuel », une machine programmée pour que chacun puisse aujourd'hui échanger sur Internet, comme dans divers lieux d'exposition, sur différentes questions d'histoire, d'esthétique, ou de sociologie de l'art 7. Déplaçant dans le champ de l'art contemporain la notion d'intelligence artificielle, Sowana est censée développer elle-même ses capacités d'analyse ainsi que sa propre mémoire, en s'enrichissant de ses discussions avec les usagers. Dans les expositions, elle est présentée sous la forme d'une Black Box, boîte noire réalisée à partir d'éléments de métal évoquant des armoires de stockage de dossiers administratifs. Entre la sculpture minimale de Tony Smith (Die, 1965) et sa mise en image dans 2001 par Stanley Kubrick quelques années après (1968), entre l'esthétique de l'administration (Buchloh) et la cybernétique, le Cercle Ramo Nash présente un objet mêlant, de manière littérale, science et fiction, pour interroger la frontière entre information et expérience, réalité et illusion. Logée dans cette construction standard, quotidienne et menaçante à la fois, comme l'image d'un pouvoir hiérarchisé et inconnu, Sowana vit aujourd'hui sa « propre vie » sur Internet, ses animateurs restant, par contrat, anonymes. Le jeu de masques devient, pour l'interlocuteur de cette machine, le réel. Il participe alors, en tant qu'acteur, conscient que ces notions ne peuvent être dissociées, au « jeu de rôles » mis en 'uvre par le Cercle Ramo Nash.

Avec Sealand Identity Project 8, le graphiste néerlandais Daniël van der Velden (Hollande, né en 1971) pointe aujourd'hui, de même, un phénomène accru de déréealisation. Fondée dans les années 1960 par un couple qui acquit une plateforme pétrolière abandonnée, Sealand est une principauté, une « micro-nation » 9, un état alternatif dont ils se nommèrent roi et reine. La caractéristique de ce pays est de ne disposer, comme seul espace physique, que de cet espace réduit au large des côtes hollandaises. Mais Sealand est avant tout une domiciliation informationnelle, une simple « adresse » utilisée pour développer sur Internet un « metahaven », un espace de stockage de données protégées par les lois régissant ce pays. Sealand n'existe donc pas comme un espace à vivre « réellement », mais comme un pays, par ailleurs tout à fait traditionnel (on peut en être citoyen, bénéficier d'un passeport, d'une monnaie') existant uniquement en tant qu'information (il est fait d'informations) ' et pour l'information. Sealand développe alors une indenté spécifique, comme une zone où les droits sont différents, une manière d'alternative politique au contrôle de ses rivaux internationaux. Il a alors été confié Van der Velden de concevoir l'image du pays, l'identité visuelle globale de la principauté. Le graphiste développe actuellement un projet fondé sur ce phénomène spécifique, problématisant le fait qu'un lieu, un objet, une forme puisse exister ' question accrue avec l'apparition d'Internet ' en tant qu'information. Il compare, dans un article récent 10, ce phénomène au phénomène du « googlisme », où comment, pour l'usager d'Internet, le fait qu'une chose existe physiquement, ou pas, n'a pas d'importance : le fait de savoir qu'elle existe, de quelle manière, la façon dont elle apparaît remplace l'expérience de sa pratique « physique. » Le partage entre réalité et fiction devient toujours moins clair aujourd'hui : nous savons que Sealand existe en tant que pays, théoriquement. Mais nous ne pouvons nous y rendre. Et nous n'avons pas besoin de nous y rendre, car cela n'aurait par ailleurs aucun intérêt. Sealand est à la fois matériel et immatériel, physique et mental, vrai et faux dans le même temps.

Le projet de Peinture Placebo© (2002) des architectes Jean-Gilles Décosterd & Philippe Rahm (Suisse, nés en 1963 et 67 11) se fonde sur une appréhension de l'espace comparable. Entre expérience physique et représentation mentale, le projet interroge notre rapport à l'architecture à travers les notions d'information et de mémoire, de physiologie et de psychologie. Pour se faire, Décosterd & Rahm travaillent avec Patrick Lemoine, psychiatre spécialiste de l'effet placebo, pour réaliser un double espace : les deux salles du projet (par ailleurs a priori totalement vides et blanches) se voient recouvertes d'une peinture dans laquelle est diluée une infime dose de fleur d'oranger pour l'une, de gingembre pour l'autre. Un simple cartel mentionne cette procédure, ainsi qu'une bande-son, inaudible, réalisée par le célèbre groupe de musique pop Air. Cette simple information donne au visiteur le sentiment, dans la chambre fleur d'oranger, d'une certaine quiétude, un désir de se détendre, voire de dormir, et dans l'autre, teintée de gingembre, d'excitation, de gaîté. Pourtant, le visiteur sait que les doses de ces éléments sont trop peu importantes pour développer chez lui un véritable impact physiologique. L''uvre fonctionne par son simple pouvoir de suggestion, et met en scène la manière dont notre perception de l'environnement, comme par ailleurs de l'art, est conditionné par l'information (mots d'ordres, publicités, cartel), le langage et la mémoire, transformant physiquement notre appréhension du réel. Ce projet, présenté sous la forme d'une « construction-témoin », support d'une expérience, est pour autant une 'uvre théorique, interrogeant les limites éthiques de l'architecture. Formalisation d'un possible à la fois fascinant et angoissant, l''uvre fonctionne comme d'une manière proche d'une certaine science-fiction où, pourtant, la menace pointée est réalisable. Réduite à presque rien, une forme presque vide, support de projection de tous les possibles, elle est active et efficiente, à travers la simple énonciation d'une idée.

 

4. Industrialisation de la mémoire et stratégies d'invisibilité

 

La troisième mémoire, telle que la définit Bernard Stiegler, est la mémoire inscrite sur les supports que constitue le livre, le disque, les bandes magnétiques, la pellicule photographique ou filmique. Cette mémoire spécifique, qui constitue une extension de notre propre corps, une forme de « prothèse » est, aujourd'hui et depuis la révolution industrielle du milieu du 19ème siècle, prise dans un processus d'industrialisation, voire « d'hyperindustrialisation. » De plus en plus liée à l'économie de marché, elle est, de fait, standardisée, et se voit emportée par un phénomène de « synchronisation. » Ce phénomène conduit, d'un côté, à la constitution d'une mémoire collective à l'échelle planétaire, étroitement liée aux industries culturelles, et de l'autre à une « synchronisation des consciences. » Dans ce contexte, certains artistes décident de prendre une position différente, et d'interroger d'autres systèmes de mémorisation.

Tino Sehgal (basé à Berlin, né en 1976) fonde l'ensemble de ses projets récents sur l'idée que ses 'uvres, établies sur un protocole d'interprétation d'une série d'actions dans un contexte donné, ne peuvent être en aucun cas documentées, de quelque manière que ce soit (écriture, photographie, film, enregistrement sonore). L'artiste, comme le propriétaire de l''uvre et ses différents interprètes, ne peuvent alors que garder mentalement la mémoire de l''uvre, pour la transmettre de manière orale. Cette contrainte demande une prise en charge particulière, elle-même fondée sur la réinterprétation continue, et donc la possible transformation, déperdition, voire disparition de l''uvre, liée à la vie même et aux activités quotidienne de ses porteurs, de ses « témoins. » Le contrat qui lie l'artiste et ses partenaires est, de même, oral, et ne supporte aucune inscription sur support externe. Ces 'uvres apparaissent souvent comme la réalisation, aux limites du perceptible, d'actes étranges, très légèrement décalés par rapport aux attentes habituelles de la communication. Ces gestes « insensés » surgissent dans le contexte quotidien du milieu artistique, public ou privé (ces notions devenant par là même caduques), et donnent à voir ces pièces comme des erreurs infimes insérées dans le mode d'échange des interlocuteurs. Cette esthétique du retrait apparaît alors comme une alternative pragmatique au mainstream, et interroge, en le déconstruisant puis en le reconstruisant, l'ensemble des éléments du dispositif de production, de reconnaissance, de transmission et de documentation de l''uvre d'art. Sehgal reconsidère alors profondément la manière dont l''uvre devient visible, pour jouer (et se jouer) de l'économie de l'art : il demande aux participants, figurants de l'univers artistique, une implication en tant qu'acteurs du jeu qu'il met en 'uvre.  

Patrick Bernier (France, né en 1971), propose un projet comparable avec Quelques K de mémoire vive (2003). Cette proposition, se présentant comme un « catalogue » de son travail, a été réalisée avec Carlos Ouedraogo, conteur africain. Durant plusieurs sessions de travail, l'artiste a raconté au conteur ses différentes expériences artistiques. Ouedraogo, mémorisant l'histoire de Bernier, devient sa mémoire vivante, dans la tradition africaine des griots. Comme chez Sehgal, le projet ne peut être documenté par aucun moyen extérieur, ni pour l'artiste, le conteur, l'institution, la galerie, ou le public. La pièce est ensuite présentée publiquement, à la manière d'un conte « traditionnel. » En mêlant différents publics, celui de l'art et des contes, Bernier propose la circulation de son travail dans des champs sociaux distincts, proposant autant de passages interculturels. Le titre du projet joue de différentes significations : la « mémoire vive » est à la fois une mémoire vivante, en opposition à la mémoire inscrite des supports, et la mémoire vive de l'ordinateur (Random Access Memory, communément opposée à la Read Only Memory). L''uvre travaille la notion d'interprétation et de transformation, d'appropriation et de participation. Si la mémoire de l'ordinateur a été façonnée sur l'idée que nous nous faisons de la mémoire humaine, et que la mémoire humaine est nécessairement informée par l'usage quotidien des machines, l''uvre de Bernier apparaît alors comme une interrogation emblématique sur la notion de rétention et réminiscence à l'heure des technologies. Modèle « archaïque » de la mémoire, le conte est fondé sur la notion de circulation et d'interprétation, dans le sens où l'interprète transforme régulièrement l'histoire, agrémentée d'anecdotes issues d'autres récits, en fonction du contexte, des réactions du public, de sa propre humeur et de son inspiration. Le conte est également une performance, dans laquelle l'interprète se fait acteur, inventeur, et donc créateur. Le public lui-même, composé souvent de conteurs (ou de conteurs en puissance), se réapproprie l'histoire énoncée, pour la faire sienne et l'incorporer à son propre répertoire, qui sera « dit » en d'autres contextes. Travaillant à différents niveaux, le projet de Bernier réévalue la notion même de mémoire, que l'artiste souhaite vivante, individuelle : à la sortie d'un film, chaque spectateur a une perception différente de ce qu'il a vu, et raconte souvent une histoire différente. Bernier donne alors la parole à ces acteurs possibles, avec tout ce que cette délégation « humaine » peut comporter « d'erreurs », de modifications, de manques et d'interprétations. Comme dans un réseau informatique ou tous les éléments seraient considérés au même niveau (un réseau « Multipoint », comme s'étaient nommés le groupe d'artistes autogérés du post-diplôme de l'Ecole des Beaux-Arts de Nantes en 2002), l'artiste considère les différents participants à son travail comme autant de participants responsabilisés en tant que créateurs.

Ces stratégies d'invisibilité apparaissent alors comme autant de formes d'interrogation sur le statut de la mémoire, toutes deux héritières, à leurs manières, d'une histoire de l'art liées aux pratiques conceptuelles des années 1960. Elles puisent également aux confins de la tradition orale, convoquant ses aspects anthropologiques, esthétiques, politiques et économiques. Le Collège Invisible, groupe de recherche composé de jeunes artistes, initié à partir de 2001 par Paul Devautour à l'Ecole des Beaux-Arts de Marseille, reprend le nom d'une société secrète, qui comme nombre de groupes de ce type à l'époque moderne, nommait un collectif d'individus « éclairés », conscients que le savoir qu'ils détiennent ne peut être partagé qu'en secret 12. Face à l'industrialisation de la mémoire, ces artistes proposent une alternative, se nourrissent aux sources de pratiques exogènes, pour opérer différemment dans le champ artistique.

En 1961, Guy Debord et quelques acteurs situationnistes étaient à Hambourg, sur le retour d'une rencontre politique. Ils décident alors, dit-on, d'énoncer les préceptes de l'organisation future du groupe pour les années à venir. Ces décisions de première importance, annoncées par la suite comme capitales pour le devenir des différentes insurrections politiques des années 1960, les membres présents décident de ne pas les inscrire, mais de les garder en mémoire. A la manière d'un pacte oral primitif ou d'une décision politique héritée des pratiques des services secrets, qui refusent d'inscrire les informations les plus capitales, les situationnistes optent pour un refus de l'écriture, et donc de l'inscription sur support. Ces discussions devinrent les Thèses de Hambourg 13: outre les personnes présentes ce jour là, personne ne semble avoir gardé trace de ces actes, qui devinrent, dès lors, mythiques. Dans une époque de transparence globale, d'exposition continue de l'intimité comme gage « d'authenticité », de divulgation permanente du « secret » comme matière première alimentant les différentes industries et les multiples cultes de la personnalité, cette stratégie de retrait, de réduction, d'invisibilité et de silence apparaît comme un modèle appropriable, pour différentes raisons, et à différentes fins. A l'ère de la synchronisation des consciences, la mémoire est plus que jamais une question de position. Certains artistes, nous l'avons vu, ont fait leur choix, ont défini leur voie. Mais, comme toute stratégie, ce choix peut-être nécessairement modifié, et peut changer en fonction d'une transformation possible, et rapide, du contexte.

 

Ce texte constitue la retranscription et la traduction en français d'une conférence donnée en anglais dans le cadre du séminaire « Internet, Culture and Society, French and American Perspectives », University of Texas, Austin, du 18 au 20 Novembre 2004.

 

Yann Chateigné est né en 1977. Il vit et travaille à Paris (France). Critique, curator, il est chargé de mission à la Délégation aux arts plastiques du Ministère de la culture, et enseigne l'histoire de l'art contemporain à l'Ecole du Louvre.



1 www.erational.org/netart/deadmemories. Pour apprécier la diversité des activités d'_erational, voir le site www.erational.org. 
2 www.centrepompidou.fr/sitesweb/closky/calendrier2000. Pour disposer d'une vue d'ensemble du travail de l'artiste, voir http://closky.online.fr.
3 Le Temps, vite, Centre Pompidou, commissaire : Daniel Soutif. Une version imprimée de Calendrier 2000 a également été réalisée, et incluse dans le catalogue de l'exposition, établi sous la direction de Jean-Pierre Criqui (Le Temps, vite, Paris, Editions du Centre Pompidou, 2000).
4 Voir à ce sujet les différents développements effectués par Bernard Stiegler au sujet de l'histoire des techniques de mémoire dans Philosopher par accident, Entretiens avec Elie During, Paris, Galilée, coll. « Débats », 2004.
5 Les Immatériaux, Centre Pompidou, 28 mars ' 15 juillet 1985. Commissaires généraux : Jean-François Lyotard et Thierry Chaput.
6 http://www.galerie-maisonneuve.com/217.174.192.66/dscn_gallery/
7 http://www.thing.net/~sowana/.
8 Voir à ce sujet www.janvaneyck.nl/~sealand/daniel.html
9 Voir à ce sujet Frédéric Lasserre, « Les hommes qui voulaient être rois, Principautés et nations sur Internet », 2000. Article disponible en ligne à l'adresse http://www.cybergeo.presse.fr/essoct/lasserre/lasserre.htm
10 Daniël van der Velden, « Mission : impossible », Archis n°6, 2003.
11 Au sujet du travail de Décosterd & Rahm, voir www.low-architecture.com
12 Collège Invisible : www.college-invisible.org
13 Voir à ce sujet Internationale Situationniste, Paris 1958 ' 1969, Paris, Arthème Fayard, 1997.