La guerre continue

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« La guerre continue »

(note surle sens du monde et la pensée de la mort)

Pour Bernard, Caroline, Catherine et Georges.
 
La première guerre est l’événement décisif de l’histoire du XXème siècle. C’est elle qui a démontré que la transformation du monde[1] en un laboratoire actualisant des réserves d’énergie accumulées durant des milliards d’années devait forcément se faire par voie de guerre[2].
 
Que faut-il retenir des guerres du XXème siècle ? Comment la mémoire des millions et des millions de vies sacrifiées sur tous les fronts, mais aussi des victimes innombrables de la famine organisée, des travaux forcés, de la déportation, des camps d’extermination, comment cette mémoire doit-elle s’inscrire dans nos pensées ? Et sous quelle forme ? Quelle est la responsabilité de la pensée, lorsqu’elle s’expose à cette mémoire ? A ces questions, il est probable que aucune des grandes philosophies de la seconde moitié du XXème siècle n’aura échappé, fut-ce de façon implicite et allusive. Elles ne pouvaient laisser intactes et inchangées ni l’éthique, ni la pensée de la politique, du droit et de l’histoire, mais pas non plus celle de la science et des techniques. C’est vrai notamment du travail de Levinas, pour qui le primat de l’éthique (l’exposition à l’irréductible altérité d’autrui) sur l’ontologie (la pensée de l’être et du néant) est indissociable de cette mémoire. C’est aussi vrai de Patocka, dont les Essais hérétiques culminent dans une réflexion, d’une rare intensité dramatique, sur « les guerres du XXème siècle ».
Pour autant, cette réflexion n’est pas seulement, ni même prioritairement, un travail de mémoire. Ce n’est ni dans la dette ni dans le deuil que, pour Patocka, la responsabilité s’inscrit, mais, successivement , dans l’analyse descriptive des motifs de ces guerres (ce qu’elles nous apprennent du monde), dans l’annonce de ce qu’elles auraient du bouleverser (notre rapport au monde), dans l’examen enfin des raisons pour lesquelles il n’en est rien. C’est pourquoi elle se donne autant comme une méditation sur la guerre que comme une critique des illusions de la paix. Elle mesure jusqu’à quel point, en dépit de ces millions de victimes sacrifiées (et peut-être même grâce à elles), la guerre continue dans la paix. Le monde reste le même et notre existence se soumet aux mêmes impératifs que ceux-là-mêmes qui ont conduit à la guerre : ce que Patocka appelle « les forces du jour ». Quelles sont ces forces, comment parviennent-elles à enchaîner l’existence — confisquant par là-même la mémoire des guerres —, d’où vient que toute paix semble préparer, inéluctablement, les guerres à venir? L’originalité de la démarche de Patocka est de montrer qu’elles sont indissociables de notre rapport à la mort. Les « forces du jour » nous tiennent par la crainte de la mort. D’où le fil conducteur qui s’imposera dans les pages suivantes : comprendre, à la lumière des Essais hérétiques, comment s’articulent le sens du monde, tel que les guerres le dévoilent, et la pensée de la mort, telle qu’elles l’organisent — mais saisir aussi comment de l’expérience du front, entendue comme sacrifice (expérience dont il faudra mesurer l’extension) un autre sens devrait pouvoir surgir et pour le monde et pour la mort. 
Qu’est-ce que les guerres du XXème siècle nous apprennent du monde ? C’est à cette question qu’entend répondre Patocka, dans les premières pages de l’essai qu’il leur consacre, en proposant, comme l’avait fait Rosenzweig soixante ans plus tôt, une interprétation des motifs de la première guerre mondiale. Tandis que pour l’auteur de l’Etoile de la rédemption, elle devait être comprise comme la résultante de la lutte à mort que s’infligeaient les peuples européens en vue de leur élection[3] (laquelle supposait une appropriation du monde), elle révèle, pour l’auteur des Essais hérétiques, à quel point le monde trouve son sens dans un partage de la force et de la puissance.
Quant-à l’idée générale qui servit de toile de fond à la première guerre mondiale, c’était une conviction lentement éclose selon laquelle le monde n’ayant aucun sens positif, objectif, ce serait l’affaire de la force et de la pussance de réaliser un tel sens dans la sphère accessible à l’homme[4].
Dressant le portrait des belligérants, c’est, en effet, sur leur rapport à ce partage, tel qu’il existait à la veille de la guerre, que Patocka met l’accent. Tandis que les alliés (la France et la Grande-Bretagne, pour l’essentiel) auraient été attachés à un statu quo mondial, depuis toujours favorable, l’Allemagne se serait distinguée par sa volonté de le modifier, en raison de nouveaux principes, dont elle aurait été, en Europe, le fer de lance et qui auraient justifié, à ses yeux, que, dans le monde, une place prépondérante lui soit reconnue : « la scientisation croissante de l’existence et de la société, visant à mettre toutes les forces disponibles au service de la libération d’énergies toujours nouvelles[5] ». Et c’est la volonté de maintenir ce statu quo ou la décision de ne plus l’accepter qui, avant toute autre considération, tout attachement à tel ou tel principe politique ou juridique, auraient dicté les alliances. La guerre ainsi n’aurait eu d’autre enjeu que la maitrise et le contrôle de la transformation de l’Europe en un formidable complexe énergétique — c’est-à-dire l’actualisation et la libération des réserves d’énergie mondiales. Elle aurait été la manifestation ou la traduction la plus directe de ce que Patocka, lisant Husserl et Heidegger, décrit, à l’époque où sont écrits les Essais hérétiques, comme un nouvel âge du monde — cette ère nouvelle dans laquelle le monde serait entré : l’ère technique.
L’ère technique étant une époque de fonds calculables et de leurs utilisations commissibles, une époque qui s’entend à extraire de tout et de tous, de gré ou de force, un rendement maximum, est aussi l’époque d’un déploiement de puissance sans précédent. Or le moyen le plus efficace de l’accroissement de la puissance s’est révélé l’opposition, la scission, le conflit. Dans le conflit, il devient tout particulièrement clair que l’homme comme tel ne domine pas ce processus, mais y est impliqué comme simple objet d’un commettre[6].
De fait, on reconnaîtra sans peine dans cette évocation de la technique, comme mise à disposition et rentabilisation d’un fond calculable, les termes mêmes de l’analyse heideggerienne de la technique (comme Gestell), sur laquelle, dans les années 1970, Patocka ne cesse de revenir. Mais, au-delà de cet héritage et de cette dette, la lecture qu’il en propose et leur application à la compréhension des guerres du XXème siècle permettent à l’auteur des Essais hérétiques d’en tirer trois conséquences qui donnent à sa reprise une portée considérable. 1) D’abord, l’indexation des guerres au partage (toujours inégal) de la force et de la puissance (pensées comme actualisation et libération des réserves d ‘énergie mondiales) explique pourquoi, en temps de paix, et en dépit de toutes les institutions qui s’y opposent, de toutes les règles du droit, de tous les accords et de tous les traités, la guerre continue. Les « forces du jour » qui ordonnent et organisent la paix sont les mêmes que celles qui ont précipité dans la tourmente des millions et des millions d’hommes. Elles les préparent toujours à de nouvelles guerres, parce que, quoi qu’il en soit de ce partage et de quelques garanties qu’il s’accompagne, il n’est jamais définitif et jamais acceptable par tous. Si la grande « leçon » de la première guerre mondiale a été de montrer que le monde trouvait son sens dans la lutte pour la force et pour la puissance, la paix (qui semble mettre fin à la guerre) n’ouvre pas la voie à un autre sens. Etudiant les rapports de force entre les deux guerres, le déclenchement de la seconde guerre mondiale, la guerre froide, Patocka en trouve partout la confirmation. Nul doute qu’aujourd’hui, les guerres du Proche- et du Moyen-Orient, les menaces multiples liées à l’appropriation des réserves de pétrole et la disposition de l’énergie nucléaire le conforteraient dans sa conviction que les impératifs de la paix sont les mêmes que ceux qui mènent à la guerre. D’une part, elles relèvent du caractère pour les uns inacceptable, pour les autres impératifs du maintiendu statu quo, (quant au partage de la force et de la puissance) ; d’autre part, de la nécessité pour les forces accumulées de se libérer.
Pourquoi la transformation énergétique du monde ne peut-elle se faire que par voie de guerre ? Parce que la guerre, l’opposition portée à son paroxysme, est le moyen le plus efficace de libérer les forces accumulées. Le schisme est un grand moyen que — pour nous exprimer mythologiquement — la Force emploie pour faciliter son passage de la virtualité à l’actualité. L’homme, comme aussi les différents groupements humains, n’est dans ce processus qu’un simple relais[7].
2) La deuxième conséquence de cette analyse (que Heidegger, pour le coup, n’aura jamais effleurée) est qu’elle permet de comprendre comment le sens du monde qu’imposent la force et la puissance est doublement lié au rapport à la mort. Il l’est d’abord par le prix qu’exigent « les forces du jour » pour satisfaire aux exigences de leur calcul : des millions de vie sacrifiées. Comprendre les guerres du XXème siècle dans les termes de Patocka, c’est, de ce point de vue, faire tomber les masques — c’est mesurer, avec une effrayante lucidité, la signification, pour la paix, des morts au combat, lorsque celle-ci, sous quelque jour qu’elle se donne, n’est rien d’autre que la continuation de la guerre. Que signifie « mourir pour la patrie », « mourir pour la liberté » ? S’il est vrai que les questions multiples que posent ces expressions hantent la philosophie et la littérature du XXème siècle, la réponse que leur donne Patocka mesure d’abord à quel point elles peuvent être instrumentalisées, lorsque la paix, dont ces morts ont été le prix, se les approprie — lorsque les forces du jour les mettent à leur compte en préparant d’autres guerres. Penser les guerres du XXème siècle et porter son attention sur leurs innombrables victimes, civiles et militaires, c’est être aussitôt reconduit à la question abyssale et toujours dérangeante et parfois scandaleuse du « pour quoi ? » — une question que les décennies passées depuis la fin de la seconde guerre mondiale et depuis la mort de Patocka n’ont pas effacées, mais renouvelées, à chaque nouveau conflit, à chaque nouveau sacrifice de générations entières, sur tous les fronts que des noms propres de ville et de pays identifient (le Viet-Nam, la Corée, l’Afghanistan, la Serbie, la Croatie, la Bosnie ou le Kosovo, l’Iran et l’Irak et tant d’autres). La force du dernier chapitre des Essais hérétiques sera toujours de s’être risquée à poser la question, loin des célébrations, des commémorations ou des hommages convenus, des histoires et des discours officiels — de ce culte des « morts pour la patrie », « morts aux champ d’honneur », « morts pour … », par lesquels, dans la paix, l’horreur de la guerre, le caractère irréductible et absolu de l’expérience du front (au sens le plus élargi du terme) sont apprivoisés et détournés. Car ce qui toujours alors est masqué n’est rien d’autre que les fins, les objectifs, les intérêts, le partage de la force et de la puissance auxquels ces vies ont été sacrifiées.
La paix et le jour ne peuvent régner qu’en envoyant des hommes à la mort afin d’assurer à d’autres un jour à venir sous les espèvces du progrès, d’un développement lent et continu, de possibilités aujourd’hui inexistantes. On exige en revanche de ceux qu’on sacrifie de tenir bon face à la mort. C’est-à-dire que l’on sait obscurément que la vie n’est pas tout, qu’elle peut renoncer à elle-même. C’est justement ce renoncement, ce sacrifice qu’on exige[8].
Mais cette appropriation des victimes, ce détournement du sacrifice ne sont que l’un des deux aspects du rapport à la mort que l’interprétation des guerres du XXèmes siècle — du monde en guerre — sous le signe d’une lutte à mort pour la disposition (technique et énergétique) de la force et de la puisssance permet de mettre au jour. Dès lors que la guerre « continue » dans la paix, que les forces du jour préparent toujours d’autres sacrifices — y compris celui de générations entières auxquelles elles avaient promis la vie, une paix durable (comme après chaque guerre) —, dès lors qu’aucune promesse de paix ne tient devant les impératifs de la force et de la puissance qui donnent sens au monde, les hommes vivent en permanence sous la menace d’une mort violente. Cette menace est l’ombre portée des guerres dans la vie de chacun. Elle fait de leur mémoire (et de leur continuation) un enchaînement à la vie (ce qui veut dire un certain rapport à la mort), dont Patocka s’attache à décrypter les différentes composantes. Car il faut ici dédoubler la signification de la menace. En un sens, les « forces du jour » (le règne de la paix — de cette paix qui prépare la guerre) attachent chacun à une vie (sa vie), qui devient pour lui la valeur suprême. Elles multiplient les protections, les garanties, les assurances. Elles font de chaque existence singulière une vie protégée des mille et une menaces de mort qui pourraient s’abattre sur elle. Mais en un autre sens (et parce que la guerre est toujours possible), ces mêmes « forces du jour » (qui calculent la puissance et la force) tiennent la mort pour quantité négligeable. Elles sont prêtes à renoncer à toute forme de protection, à exposer tout un chacun (et de la façon la plus directe) aux menaces de mort pour peu que ce calcul l’exige. Ce qui disparaît alors n’est rien de moins que la signification de la mort — qui ne signifie plus rien, qui ne pèse plus d’aucun poids devant de tels impératifs (comme chaque guerre l’atteste, année après année, sur tous les continents, tandis que, jour après jour, le nombre des victimes est égréné dans les journaux et sur les chaînes de télévision).
Pour les forces du jour, au contraire, la mort n’existe pas, elles se comportent comme s’il n’y avait pas de mort ou, comme nous l’avons indiqué, elles planifient la mort à distance, au moyen de la statistique, comme si elle ne signifiait rien de plus qu’une passation de fonctions. Dans la volonté de guerre ce sont donc le jour et la vie qui règnent à l’aide de la mort […] Celui qui ne s’affranchit pas de cette forme du règne de la paix, du jour et de la vie qui tient la mort pour une quantité négligeable, qui ferme les yeux là-dessus, ne pourra s’affranchir de la guerre[9].
Le paradoxe des « forces du jour » est que leur apparente protection de la vie — leur attachement à la vie — revient à méconnaître le sens de la mort. Elles se servent de la mort, elles en font un moyen toujours disponible pour parvenir à leurs fins, en même temps qu’elles lui donnent un caractère abstrait, secondaire et accidentel. Les morts finissent toujours par entrer dans un macabre dénombrement sensé constituer le dernier mot de leur sacrifice.
Telle est donc l’ambivalence fondamentale du rapport à la mort (et à la vie) induit par un monde auquel seul le partage de la force et de la puissance donne son sens — en dépit de tous les appareils législatifs et de toutes les institutions internationales. Pour reprendre la série des noms que Patocka associe les uns aux autres, « le jour, la paix et la vie » concrétisent leur emprise sur le corps et l’âme de chaque individu au moyen de la mort. En faisant de la vie la valeur suprême, « les forces du jour » font de la mort la menace suprême. Elles promettent de protéger la vie et multiplient les dispositifs qui vont dans ce sens, pour satisfaire aux exigences croissantes des citoyens. La science et la technique elles-mêmes sont mises au service de ce besoin de sécurité. Faisant le portrait du siècle, comme tant d’autres avant et après lui, l’auteur des Essais hérétiques souligne à quel point les décennies qui ont suivi la guerre, en Europe et dans quelques parties du monde privilégiées, sont allées en ce sens. Quels que soient les progrès économiques, les avantages sociaux, tous allaient dans le sens d’un accroissement réciproque de la demande de protection et du sentiment de sécurité, étendus à toute les sphères de la vie. De toute part, la nécessité s’imposait de construire des garde-fous contre la mort, afin de ne plus y penser. L’Europe y parvint sans doute au prix de ce que Patocka n’hésite pas à appeler sa « démobilisation » — l’illusion d’une paix qui aurait éloigné définitivement le spectre de la guerre.
Et pourtant la guerre continuait — et continue encore. Car cette protection accrue n’était et n’est toujours que l’envers de la répartition inégale de la force et de la puissance. La misère, la famine, l’absence d’accès aux soins les plus élémentaires qui frappent une grande partie du monde en constituent l’autre versant. Le rapport à la mort (à tout ce qui menace la vie) divise le monde, comme la force et la puissance le partagent.
L’immense œuvre de relèvement économique, les avantages sociaux sans précédent, dont on avait jamais même rêvé et qui ont été mis si rapidement au premier plan dans cette Europe rayée de la carte de l’histoire mondiale, montrent que ce continent a opté pour la démobilisation, n’ayant plus d’autre choix. Cela sert en même temps à creuser encore l’abîme entre les beati possidentes et ceux qui sur cette planète riche en énergie meurent de faim — à approfondir donc l’état de guerre[10].
De ce point de vue, le dernier chapitre des Essais hérétiques consonne avec l’inquiétude des réflexions de Patocka sur l’Europe, écrites dans ces mêmes années 1970[11] — à commencer par l’introduction de Platon et l’Europe. Si les deux guerres mondiales ont été d’abord et essentiellement des guerres européennes (étendues au reste du monde), si elles trouvent leur origine dans le partage européen de la force et de la puissance, leur continuation, dans la seconde moitié du XXème siècle et les premières années du XXIème, n’est pas séparable d’un décentrement de ce partage. Elle engage le rapport de l’Europe et de ses « altérités » — c’est-à-dire l’écart devenu inacceptable entre ceux que cette partition favorise et qui se cramponnent à tout prix aux avantages et aux privilèges (au rapport à la mort, sécurisé et protégé de toute part) qu’elle autorise et ceux qu’elle maintient dans la misère. Nul doute alors que si Patocka pouvait voir, d’un côté, la façon dont l’Europe se protège aujourd’hui de ses « altérités », les remparts qu’elle construit (contre les flux migratoires) pour assurer sa sécurité et protéger son confort et de l’autre les tentatives toujours plus désespérées pour franchir ces barrières, il saurait y déchiffrer, mieux qu’aucun autre, le visage que prend aujourd’hui la « continuation de la guerre ». 
De cette ambivalence du rapport à la mort « les forces du jour » tirent le plus grand profit. La crainte de la mort (qui enchaîne à la vie) est en même temps le motif premier qui précipite les hommes dans la violence et dans la guerre. Elle les rend disponibles pour les conflits du jour — renouvelant indéfiniment leur prédisposition à un éventuel sacrifice. Ainsi en témoigne le fait qu’en dépit de toutes les promesses faites au lendemain des guerres, au nom des générations à venir, aucune d’entre elles n’est assurée de ne pas être, à son tour, sacrifiée dans un conflit à venir. Quel que soit l’engagement des uns et des autres pour la paix, quelle que soit la « démobilisation », l’inégale partition de la force et de la puissance crée les conditions pour que, de part et d’autre, le désir de paix cède le pas à la volonté de guerre, le jour venu, devant les menaces qu’engendre cette inégalité, que celles-ci soient réelles, fictives, fantasmées ou instrumentalisées.
La paix, le jour comptent sur la mort comme moyen de pousser la servitude humaine à son point extrême, comme une chaîne que les hommes refusent de voir, mais qui n’en demeure pas moins présente sous la forme de la vis a tergo, de la terreur qui pousse les hommes jusque dans le feu. L’homme est enchaîné à la vie par la mort et par la peur, il est manœuvrable à l’extrême[12].
 
Tel est le lien qui lie le sens d’un monde — voué à la domination de la technique et à l’exploitation (jusqu’à l’épuisement) des ressources énergétiques — et le rapport à la mort. La tentation est grande, alors, de céder au nihilisme, dont le spectre est certainement l’un de ceux qui hantent les Essais hérétiques et contre lesquels il se dresse. Comment échapper au désespoir et au découragement que suscite inéluctablement cette continuation de la guerre dans la paix — aux craintes et aux peurs qu’aucune institution, aucun système de protection ne peuvent dissiper ? La force des dernières pages du travail de Patocka est de prendre ces questions par leur biais le plus ardu et le plus énigmatique. S’il est vrai que la réduction du monde à un partage de la force et de la puissance culmine dramatiquement dans les sacrifices humains qui sont exigés pour le préserver ou le modifier — c’est-à-dire aussi dans toutes les formes de mépris de la vie, dans toutes les compromissions avec la misère, la famine, la privation de soin et toutes les formes de terreur que ce partage implique — c’est de ces sacrifices qu’il faut repartir. Et il le faut parce que les morts ne peuvent être réduits, comme le font les « forces du jour », relayées en cela par les journaux et les chaînes de télévision, aux éléments d’une comptabilité macabre.
La mort des victimes, des millions et des millions d’êtres sacrifiés transcende les calculs du jour, de la vie et de la paix. Patocka le proclame avec une grande force dans une étude contemporaine des Essais hérétiques, consacrée à la technique — une étude qui porte l’écho du tribu des guerres, mais aussi des révolutions, dont aucune n’échappe — il fallait du courage pour le dire dans les années 1970 — à l’emprise de ces calculs :
L’expérience du sacrifice est devenue l’une des expériences prépondérantes de notre époque, expérience tellement forte et déterminante que l’humanité, incapable pour la plupart de s’expliquer avec elle, se réfugie, pour y échapper, dans la compréhension technique de l’être. […] Or si la genèse et l’issue des conflits — guerres et révolutions[13] — de notre siècle obéissent en effet à l’esprit d’une domination technique sur le monde, ceux qui ont à en supporter les frais ne sont pas un simple fonds de forces disponibles. Ils ne sont pas davantage réductibles à un tel fonds. Voilà ce qui se porte à la parole lorsqu’il est question de sacrifices[14].
Reste à savoir en quel sens le sacrifice des soldats morts sur tous les fronts , mais aussi de toutes les victimes, civiles et militaires, de toutes les guerres — y compris des guerres économiques, non moins meurtrières — transcende le partage de la force et de la puissance. Ce n’est pas un hasard si le mot de transcendance est avancé ici, au moment précis où l’attention se porte aux victimes, comme victimes. Il rapproche la pensée de Patocka de celle de Levinas, à qui la question du sacrifice ne fut pas étrangère. Au demeurant, il est vrai que cette question, conjointement à celle de la mort (et de l’héroïsme et du « mourir pour... »), est l’un des axes autour duquel la philosophie de la seconde moitié du XXème siècle n’aura cessé de tourner. Le fil conducteur que retient l’auteur des Essais hérétiques est, d’une façon qui donne à sa pensée sa singularité propre, l’expérience du front (pendant la première guerre mondiale), telle que Teilhard de Chardin ou Ernst Junger en ont fait le récit. L’attention de Patocka se porte alors aux « revenants » — à tous ceux qui, revenus de cette « expérience absolue », ne peuvent souscrire à la relativité du sacrifice, à la relativité du renoncement à la vie que les « forces du jour » ont exigé. Ce sont alors deux sens du sacrifice qui s’opposent — et avec eux deux rapports à la mort, dont il s’agit d’exhiber la radicale incompatibilité. Le premier relève d’une pensée « de la vie et de la mort » que distingue, ainsi qu’on l’a vu, à tous les étages, son pouvoir d’aliénation et d’enchaînement. Les victimes des guerres, de toutes les guerres, n’y sont rien d’autre que le tribut payé à tous nos attachements (à tout ce qui enracine la vie dans un système complexe de craintes et de protections).
La paix, transformée en volonté de guerre, a réussi à objectiver et à aliéner l’homme aussi longtemps qu’il a été gouverné par le jour, par l’espoir d’une quotidienneté, d’une profession, d’une carrière, bref par l’espoir de possibilités pour lesquelles il se voyait obligé de craindre et qu’il sentait menacées[15].
Le second consiste à retourner le sacrifice, imposé à des millions et ds millions d’hommes sur tous les fronts, contre « les forces du jour ». Au pouvoir d’alénation (qui procède de son instrumentalisation) s’oppose son pouvoir de libération et d’ébranlement. Reconnaître au sacrifice un « sens absolu », comme tente de le faire Patocka, ne revient pas, en effet, à le « sacraliser » — encore moins à le promouvoir ou à l’exiger — mais à prendre acte de ce que sa signification, irréductible aux « calculs de la paix », vient de surcroît inquiéter et même compromettre l’assurance et l’évidence de ces mêmes calculs, par son absoluité même. Sa reconnaissance procède du refus de voir les millions de victimes sacrifiées à l’autel des intérêts de la paix, continuer à servir, jusque dans leur mort et au-delà, ces mêmes intérêts. Ecrivant dans les années 1970, l’auteur des Essais hérétiques peut prendre la mesure de l’extraordinaire vacuité des discours (de tous les discours) qui ont pu se réclamer de l’un ou l’autre d’entre eux pour justifier les victimes passées et préparer aux sacrifices à venir.
De fait, si la radicale incompatibilité de ces deux sens du sacrifice a une signification, celle-ci tient d’abord dans l’abîme qui sépare le caractère injustifiable des morts exigées et consenties de toutes leurs justifications. Que celles-ci aient pour nom le socialisme, la liberté démocratique, le progrès, l’indépendance — et tant d’autres compléments du « mourir pour… » ou du « mourir au nom de » — aucune ne tient, comme justification, si elle s’inscrit encore dans le partage, toujours guerrier, de la force et de la puissance, si elle souscrit , encore et toujours, aux impératifs multiples d’un monde divisé, dont tout le sens est concentré dans cet unique partage, c’est-à-dire aussi dans les nombres, les statistiques, les rapports quantifiés qui le décrivent et les rapports, les plans, les programmes qui l’exacerbent .
Maintenant cependant, l’on en arrive à l’ébranlement de cette paix, avec sa planification, ses projets et ses idées d’un progrès indifférent à notre condition d’êtres mortels[16]. Toute quotidienneté, toute image de la vie à venir pâlit face à ce sommet nu sur lequel l’homme s’est maintenant placé. Toutes les idées du socialisme, du progrès, de l’émancipation, de l’indépendance et de la liberté démocratiques sont en comparaison étriquées, bornées, peu concrètes. Elles ont leur sens plein non pas en elles-mêmes mais dans la mesure seulement où elles procèdent de ce sommet et y ramènent. Dans la mesure où elles nous incitent à réaliser une telle transformation de toute notre vie, de toute notre existence[17].
 
C’est donc en partant de notre condition d’ « êtres mortels » qu’il faut reprendre la question du sens du monde — c’est d’elle qu’il aurait fallu depuis longtemps repartir pour ébranler la prétention des forces du jour et l’impérieuse astreinte du quotidien exposé à la crainte de la mort. Dans une cosmologie qui voisine avec la pensée de Héraclite, Patocka nomme cet ébranlement « la supériorité de la nuit[18] ». Mais de quel ordre est cette supériorité ? A cette question, trois éléments de réponse doivent être apportés. 1) Le premier tient dans l’affirmation que la mort n’est pas rien — et que rien ne peut la justifier. Tant que la paix, de quelque façon qu’elle soit organisée, repose sur un déni de la guerre, tant qu’elle invite à s’accommoder ou à se résigner de telle ou telle « quantité de vies sacrifiées », où que ce soit dans le monde et pour quelque raison, au nom de quelque cause que ce soit, tant qu’elle impose un calcul de cet ordre, elle se sert de la mort autant qu’elle la nie. Confrontée à tant d’évitements, d’aveuglements, de dénégations de la violence, ou de résignations — voire d’explications fatalistes —, la supériorité de la nuit donc est d’abord de restituer à la mort son caractère absolu. 2) Le second élément constitutif de cette supériorité est que, de ce fait même, elle seule est à même d’assumer la guerre comme telle — c’est-à-dire de ne pas s’illusionner sur la paix. La résignation à ce que des milllions de vies soient sacrifiées (qui nie l’absoluité de la mort) va toujours de paire avec ce que Patocka appelle « la démobilisation ». Celle-ci consiste à s’imaginer, dans les parties du monde les mieux servies par la force et la puissance, que l’une et l’autre garantissent l’éloignement de la guerre — que cette dernière, périphérique, reste donc accessoire et secondaire. 3) Le troisième élément, enfin,— c’est là son ultime et essentielle supériorité — est que seule « la nuit » est à même sinon de changer ou de renverser le sens du monde, du moins de le comprendre et par là-même de l’ébranler. Elle seule s’inscrit dans une logique qui n’est plus celle du partage ou de la partition, toujours inégale et potentiellement conflictuelle, de la force et de la puissance. A cette autre logique, Patocka donne un nom vers lequel semblent converger toutes les réflexions des Essais hérétiques sur l’histoire, sur la guerre et sur la politique : « la solidarité des ébranlés ».
Le moyen de dépasser cet état, c’est la solidarité des ébranlés. La solidarité de ceux qui ont subi le choc, de ceux qui sont à même de comprendre ce dont il y va dans la vie et dans la mort, et par conséquent, dans l’histoire. Capables de comprendre que l’histoire est ce conflit de la vie nue, enchaînée par la peur, avec la vie au sommet[19] qui ne planifie pas la quotidiennenté à venir mais qui voit clairement que la quotidienneté, le jour, sa vie et sa « paix » auront une fin. Seul celui qui est à même de comprendre cela, celui qui est capable de ce revirement (metanoia) est un homme spirituel[20].
Qu’est-ce que cette « vie au sommet » ? Elle ne se laisse pas dissocier de ce que Patocka médite, à la même époque — notamment dans Platon et l’Europe —, sous le nom de « souci de l’âme », et dont il rappelle, dans les Essais hérétiques, qu’il est  indissociable de ce « soin de la mort qui devient soin authentique de la vie[21] ». La « vie au sommet » est une vie pour laquelle le sens du monde et le rapport à la mort sont inséparables de ce souci. Elle sait que « la guerre continue », parce que rien ne lui apparaît plus fragile et menacé que la possibilité de se maintenir, précisément, « au sommet » — c’est-à-dire de persévérer dans son élévation. Elle mesure, comme Patocka les mesurait, la gravité des résignations, des renoncements, des compromissions, des petits arrangements avec la force et la puissance, toujours fascinantes, et des grandes lâchetés, la pesanteur extrême des mille et une figures du nihilisme. Elle est, pour toutes ces raisons, « vie dans la vérité ».
Mais cette vie n’a de sens que si elle est partagée. Elle ne s’exerce pas autrement que dans l’invention idiomatique des figures multiples de cet autre partage, toujours incertain qui, parce qu’il fait autrement la part du monde, en ébranle le sens. La « vie au sommet », le « souci de l’âme » et le « soin de la mort » ne sont pas l’affaire d’un ni même de plusieurs individu(s) isolés, retranchés dans telle ou telle forteresse, campés dans une opposition héroïque à la force et à la puissance. De celles-ci, ils appellent d’abord une compréhension commune[22] qui ne se laisse replier sur aucun slogan, aucune formule faciles. A ce titre — et à ce titre seulement — ils deviennent le ciment de cette solidarité qui transcende toutes les appartenances, qui ne se laisse replier sur (et identifier à) aucune profession, aucune « classe sociale », aucun parti, aucune « nation » et aucune « civilisation ». Parce qu’elle vient contrarier « les forces du jour », une telle solidarité déplace les termes du conflit. Dans la guerre continue pour le partage de la force et de la pussance, elle enfonce le coin d’un autre conflit, d’une autre guerre : celle qu’il revient à chacun de mener contre l’enfermement du « sens du monde » dans les limites toujours plus impérieuses, exclusives et meurtrières d’un tel partage. De cette solidarité, Patocka n’hésite pas à dire alors, avec une gravité qui n’a rien perdu de son actualité, qu’elle fait du sens du monde la responsabilité de chacun :
La solidarité des ébranlés s’édifie dans la persécution et l’incertitude : c’est là son front silencieux sans réclame et sans éclat même là où la force régnante cherche à s’en rendre maître par ces moyens. Elle ne craint pas l’impopularité mais au contraire lui lance un défi sans paroles. Ce n’est pas en se soumettant aux critères de la quotidiennenté et à ses promesses que l’humanité pourra atteindre le terrain de la paix. Celui qui trahit cette solidarité doit se rendre compte qu’il nourrit la guerre, qu’il est un embusqué qui à l’arrière vit du sang d’autrui. Les victimes du front des ébranlés renforcent cette conscience[23].
 
Marc Crépon
 
 
 
 


[1] Je souligne
[2] Patocka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, traduit du tchèque par Erika Abrams, Verdier, p. 134.
[3] CF ; Rosenzweig, « Globus » (1917), dans Confluences, politique, histoire, judaïsme, traduit de l’allemand par Gérard Bensussan, Marc Crépon et Marc de Launay, Vrin, 2003. Voir aussi la correspondance avec Rosenstock, dans Foi et savoir, autour de L’Etoile de la rédemption, traduit de l’allemand par Gérard Bensussan, Marc Crépon et Marc de Launay, Vrin, 2001.
[4] Patocka, Essais hérétiques, op. cit., p. 131.
[5] Cf. Patocka, Essais hérétiques , op. cit, p. 132. Voir aussi, op. cit., p. 133 : « La principale force de la révolution [allemande] dont on préparait ainsi les voies a été la scientisation frappante constatée par tous les connaisseurs de l’Europe et de l’Allemagne d’avant-guerre comme étant le trait fondamental de la vie du pays, scientisation qui signifiait en même temps une conception de la science comme technique, un positivisme de fait … ».
[6] Patocka, « Les périls de l’orientation de la science vers la technique selon Husserl et l’essence de la technique en tant que péril selon Heidegger », trad Erika Abrams dans Liberté et sacrifice, Ecrits politiques, Jérôme Millon, 1990, p. 271.
[7] Patocka, Essais hérétiques, op. cit., p. 134.
[8] Patocka, Essais hérétiques, op. cit., p. 139.
[9] Patocka, Essais hérétiques, op. cit., p. 139.
[10] Patocka, Essais hérétiques, op. cit., p. 142.
[11] Cf., sur ce point Marc Crépon, Altérités de l’Europe, Galilée, 2006.
[12] Patocka, Essais hérétiques, op. cit ., p. 143.
[13] Je souligne.
[14] Patocka, « Les périls de l’orientation de la science vers la technique selon Husserl et l’essence de la technique en tant que péril selon Heidegger », trad Erika Abrams dans Liberté et sacrifice, Ecrits politiques, Jérôme Millon, 1990, p. 272.
[15] Patocka, Essais hérétiques, op. cit ., p. 140.
[16] Je souligne.
[17] Patocka, Essais hérétiques, op. cit ., p. 140.
[18] Cf. Patocka, Essais hérétiques, op. cit., p. 146 : « Il [Héraclite] n’entendait pas la guerre, au sens d’une expansion de la « vie » mais comme supériorité de la Nuit, volonté du libre risque dans l ‘aristeia, cette excellence à l’extrême limite des possibilités humaines que choisissent les meilleurs dès lors qu’ils se décident à échanger la prolongation éphémère d’une vie confortable contre une célébrité durable dans la mémoire des mortels (fr. 29) »
[19] Je souligne.
[20] Patocka, Essais hérétiques, op. cit ., p. 144.
[21] Patocka, Essais hérétiques, op. cit ., p. 115. Sur ce point voir Altérités de l’Europe, op. cit., chapitre 6 : « Le souci de l’âme et l’héritage de l’Europe », p. 153-178.
[22] Cf. Patocka, Essais hérétiques, op. cit., p. 145 : « La solidarité des ébranlés, c’est la solidarité de ceux qui comprennent. Dans les circonstances actuelles, cette compréhension ne peut se borner au plan le plus fondamental, au plan de l’esclavage ou de la liberté à l’égard de la vie ; elle implique également la compréhension de la signification de la science et de la technique, de cette Force que nous sommes en train de libérer. Ceux qui possèdent une telle compréhension détiennent potentiellement toutes les forces sur la base desquelles l’homme peut vivre ».
[23] Patocka, Essais hérétiques, op. cit., p. 145.