Pourquoi, comment parler de Techniques de soi aujourd'hui ?

 

Atelier du 17 avril 2010

Pourquoi, comment parler de Techniques de soi aujourd'hui ?

Par Cécile Cabantous

 

Une fois n'est pas coutume, commençons par la conclusion : à l'issue de l'atelier du 17 avril, nous avons en main des exemples variés de pratiques qui sont peut-être des techniques de soi, posant la question d'une définition, de l'horizon japonais (en explorant le monde des arts du thé ou du jardin japonais) à la frontière de l'art et du travail (l'art du souffleur de verre, la danse…), toutes techniques qui aujourd'hui relèvent pour nous du métier, de l'artisanat, de l'art, de la culture… Il semble parfois possible a priori de les intégrer à la notion de techniques de soi, et pourtant, à quelles conditions ? Dans quel cadre, dans quel milieu, avec quelle intention ou quelle philosophie doivent-elles être exercées pour que l'on s'y retrouve dans une même définition ? Quelle expérience favorisent-elles ? Au-delà des repères antiques, y en a-t-il de plus contemporains ?

 

Pour répondre à ces questions, ce plan reprend les deux directions que j'ai exposées le 17 avril. Partant de l'idée qu'au-delà des objets, des médiations techniques, des codifications ou des disciplines qui caractérisent chaque TDS, elles ont toutes à voir avec quelque chose d'indéfini, ce plan développe deux axes de progression ou d'«indéfini» qui sont mis au travail dans les TDS : le rapport au milieu et le rapport du moi au soi.

– Dune part le rapport au milieu. S'il semble entendu que les techniques de soi engagent un effort personnel, elles ne sont pas pour autant solipsistes. Le prolongement vers le nous fait partie de l'expérience à l'œuvre dans les techniques de soi, elles engagent en effet implicitement un milieu, que ce soit le milieu préindividuel de Simondon (plus bas), ou une communauté réelle avec laquelle partager valeurs et pratiques.

– D'autre part, le rapport entre soi et moi. L'on parle de «techniques de soi» et non de techniques du moi, il faut donc distinguer le moi du soi pour ne pas tomber dans une version narcissisante des TDS, vu que le moi y fait aussi l'expérience d'un prolongement de lui-même et non d'un culte de ses acquis.

 

 

1/ Le rapport au milieu

Un premier indéfini s'observe dans le rapport d'échange et d'interrelation avec le milieu  social et symbolique (corpus de textes partagés, de pratiques, de valeurs, de savoir-faire, d'éprouvés communs) qui entoure l'exercice des TDS. Il y a toujours de l'autre dans les TDS. Et si cela n'a pas été au centre de la description des techniques traditionnelles par Alain Giffard, peut-être est-ce un souci plus contemporain qu'antique. A l'appui de ce souci contemporain d'envisager la part du social ou des techniques partagées, une référence à «L'individuation psychique et collective» de Simondon[1].

 

Ce philosophe et penseur de la technique, important pour Ars Industrialis avance l'idée d'un milieu préindividuel dans lequel le sujet réalise son individuation. Ce faisant, il décrit le rapport du soi au collectif, à la culture, voire au milieu social lui-même, par où s'effectue une individuation qui est toujours aussi «co-individuation». Ce milieu préindividuel, qu'il appelle aussi «spirituel» lorsqu'il désigne la dimension la plus fondamentale (philosophique) du lien entre l'individu et le collectif, n'exclut pas les éprouvés ni les savoir-faire, au contraire. L'individu reçoit à travers ce milieu des pensées construites, symboles et pensées imagées, mais aussi des émotions, des savoir-faire, toutes sortes de contenus qui appuient sa construction subjective ou son individuation. Ces contenus, il cherche à les approfondir, à se les approprier et à les faire soi (ou pourquoi pas, à les récuser).

 

A l'horizon de notre atelier, Simondon décrit à travers le milieu préindividuel un souci de composition du sujet avec le milieu extérieur dont il nourrit son individuation. Sur ce modèle, les TDS se caractérisent comme un milieu ayant pour but d'appuyer la formation du sujet, d'une manière qui sollicite d'ailleurs son effort, via une certaine discipline. A une échelle plus spécifique dans chaque TDS, cette composition intervient à partir du moment où un sujet partage avec d'autres certains implicites sur ce qu'il attend de lui-même et de son environnement social.

 

Pour préciser les choses, on peut faire l'hypothèse inverse que certains milieux sont nocifs à cette individuation ou ne nourrissent pas assez le processus d'individuation, comme lorsque prévalent des médias captant l'attention et colonisant le désir et la pensée des individus. C'est pourquoi il faut ajouter deux compléments pour décrire une composition bonne entre l'individu et le milieu dont il se nourrit :

– Le sujet reçoit ces contenus mais il n'est pas passif. L'appropriation suppose d'entendre ou écouter, mais aussi de faire et d'exercer une activité réflexive. C'est l'activité du sujet qui donne sens et interprète les contenus partagés au titre du milieu préindividuel. Autrement il n'y a que répétition d'un discours, sans expérience personnelle. Exemple : il y a quantité de traités de philosophie qui appuient la pratique des arts martiaux mais ils ne se substituent en rien à la discipline quotidienne, une activité physique et psychique.

– Le sujet ne peut être simplement en quête a priori d'un discours de vérité qui lui vante une transformation de lui-même avec une méthode clé en main ou en faisant miroiter certains raccourcis de son cheminement et une économie d'efforts. Tout comme le milieu préindividuel, le corpus théorique ou pratique d'une TDS n'a rien à voir avec des contenus qui désingularisent le sujet. Au contraire, il doit lui permettre d'agir sur lui, de le transformer ou de le dépasser, et d'y trouver un plus de singularité et de pouvoir d'agir par lui-même.

 

 

2/ Le moi et le soi

L'autre expérience d'indéfini qui est au cœur des TDS a rapport au soi. Dans la TDS, celui-ci tend à être approfondi, complété, transformé, corrigé, sans que le moi puisse se considérer comme une totalité finie. On rattache trop vite le soi au moi, dont il faut pourtant le distinguer, pour ne pas réduire la TDS à un miroir narcissisant ni tomber dans la valorisation du moi.

 

Posons des mots sur ces deux notions, moi et soi, qui serviront de repères.

Le moi est un ensemble d'habitudes assez cristallisées et associé à une dimension imaginaire narcissisée. La TDS ne peut se confondre avec une opération dédiée au moi avant tout parce que, dans la TDS, le sujet décristallise plutôt cette idée qu'il a de lui-même, et qu'il n'y fait pas l'épreuve du pouvoir de son image sur l'autre (comme dans les relations sociales en général), mais plutôt de la capacité qu'elle a d'être modifiée. Le soi est difficile à définir, mais ce serait, par rapport au moi, cet appel à être approfondi, complété transformé,  corrigé, bref à ressentir la vie dans ses mouvements et dans ce qu'elle contribue à former comme identité pour le sujet. Identité qui ne le réduit pas à une idée figée de lui-même. C'est en cela que la TDS n'est pas un culte du moi ni une culture du moi.

Nuance : tout narcissisme n'est pas à exclure cependant de la construction du sujet, mais s'il s'agit de renflouer les failles narcissiques du sujet ou de reconstruire son narcissisme primaire dans le cadre des techniques de soi, l'on se déplace alors insensiblement vers le champ thérapeutique et l'on aborde la frontière entre TDS et thérapie. (Frontière pas inintéressante et à préciser par la suite).

 

Le soi est une notion plus intéressante que le moi pour penser le double caractère d'indéfini de la TDS, vis-à-vis du milieu préindividuel, comme on vient de le voir, mais aussi pour parler de cet indéfini temporel qu'est le sujet, jamais définitif, jamais véritablement en repos, et plus encore, en pleine action sur lui-même dans la TDS. Au fil du temps, de son accomplissement, le soi parle en effet d'une personnalité remise en route par un chemin de réflexion et d'action qu'il a défini, en fonction de règles qu'il se donne et où il fait preuve de son autonomie.

 

La TDS accompagne cette personnalité en devenir, d'une façon qui évoque la philosophie du «progrediens» de Sénèque, celui qui avance dans la sagesse (De Vita Beata), tout en sachant progresser à son rythme et en se retournant de temps en temps pour voir le travail accompli, sans oublier le chemin qui lui reste à faire. Le soi est «sur la route», entre avenir et passé, faisant l'expérience de ce qui avance, de progrès mesurables, mais dont on ne peut dire qu'ils sont finis ou que le terme du chemin est atteint, car si l'on arrête l'effort, le risque existe de régresser dans ses acquis, comme c'est le cas de beaucoup de gestes tributaires d'un entraînement régulier.

 

Dans ce devenir temporel, marqué par cette notion instable qu'est temps, le sujet doit aussi pouvoir prendre le temps d'observer ce vers quoi il est porté et ses ce déséquilibres. Il peut attendre de son effort un changement de disposition au monde, un accroissement de capacités ou de savoir dans tel ou tel domaine, mais cet objectif ne serait qu'accumulatif s'il n'y avait aussi l'expérience du déséquilibre de soi, de l'effacement de la mémoire, de l'angoisse ou du vide, parfois, de l'échec ou de l'effort, de tout ce qui manque. On est loin des apories du culte du moi ou de la valorisation de sa puissance. L'angoisse ou le déséquilibre, le sentiment de l'épreuve, tout ce qu'on peut qualifier de sentiments négatifs, font partie de la progression, il ne s'agit pas de les contempler, mais plutôt de laisser un battement de temps, un écho de la discipline que l'on fait subir à son corps ou à son esprit à travers uns discipline que l'on s'est donnée, ses efforts répétés, etc. A ce sujet, le texte de Hegel expliqué par Julien sur les atouts et les risques de l'habitude. Texte emblématique de la double face de la mémoire et de l'habitude, qui soutient l'effort mais peut aussi durcir ou fossiliser la pensée.

 

Pour finir, je rappelle la citation de Ishida[2] dans un texte de conférence en France en 1999 (texte transmis par Bernard Stiegler pour cette séance). Ce linguiste japonais, lecteur de grands philosophes français du siècle dernier, corrige dans cette conférence certaines interprétations qui ont cours sur le Japon et ses arts codifiés du quotidien (il rappelle l'histoire de l'art du thé et évoque l'art des jardins zen), qu'il appelle ici des «pratiques de soi». Il parle de «pratiques de soi» et non de «techniques de soi», mais on est bien dans la référence à Foucault. «Ce sont des pratiques, dit-il, par lesquelles le sujet se déprend de l'univers de sens où il se trouve pris, en atteignant dans un intervalle de temps une aperception de sa constitution symbolique.» On peut dire, à la lecture de cette phrase, que les TDS sont constituées non de sens ou d'actes normés uniquement mais aussi d'un temps de surprise, où quelque chose de produit de l'ordre d'un suspens des croyances vis-à-vis des théories ou des explications du monde. Une disposition qui se conquiert et n'est pas donnée d'emblée, et qui va dans le sens d'une déprise du moi.

 

 

Deux remarques conclusives

– La première partie m'a été inspirée par la notion de milieu associé, définie par Ars Industrialis, et par son usage en référence à des espaces de pratiques numériques (communautés du libre) fondées sur la construction d'un milieu technique et social partagé, contre les déviances d'une société démunie face à sa propre évolution technique et largement commerciale, au dépens de la réalité psychique des liens sociaux. De cette référence au milieu associé du libre, sont surgies quelques conditions pratiques «actuelles» : dans la TDS, le sujet doit pouvoir retrouver la liberté de ses objectifs, de son rythme et de sa pensée. S'il reçoit une technique ou des éléments matériels ou symboliques, c'est aussi pour pouvoir agir sur eux et les transformer, notamment pour lutter contre les effets de prolétarisation, de dépersonnalisation (failles de transmission) ou de déréalisation de la «société spectacle».

– La question de l'universalité des TDS n'a été que peu évoquée dans cette séance, et l'on était bien en peine de la trancher. Tout matériau permettant d'en discuter est bienvenu. Le texte de Ishida pointait les erreurs d'interprétation de penseurs occidentaux sur les arts du Japon. Mais le texte n'excluait pourtant pas la notion de «pratiques de soi» japonaise. Il est fait allusion à des techniques du nous.

 

Contribution pour la suite de cet atelier

Partant des points communs aux TDS, ces techniques qui balisent et structurent le développement singulier d'un individu dans des périodes de sa vie, ma contribution au cours de l'atelier portera sur la distinction entre les techniques de soi telles que nous les y abordons et les différentes réappropriations hâtives de ces pratiques, comme c'est le cas dans un discours de «management de soi» ou de coaching plus ou moins personnalisé dirigé vers un épanouissement personnel. Ces distinctions sont intéressantes à creuser et à mettre en regard de la définition et des intentions que nous avons rappelées dans cette synthèse.

 

Cécile Cabantous

 




[1]
«L'individuation psychique et collective», de Gilbert Simondon (texte en partie paru en 1964 sous un autre titre).

[2]«Culture de soi au Japon, le jardin de pierres. la leçon du snobisme de Kojève», par Hidetaka Ishida. Conférence à Paris en 1999. Bientôt disponible en ligne…