société de savoirs et société de l'information : les enjeux du sommet de Tunis

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texte de l'ntervention de Bernard Stiegler à l'occasion de la séance du 24 septembre 2005 (japanese version)

 

 

Présentation de la séance du 24 septembre 2005

Après avoir tenu sa séance inaugurale le 18 juin dernier, ce qui lui avait permis de présenter ses objectifs et ses attendus les plus généraux, Ars Industrialis se réunira à nouveau le 24 septembre prochain sur le thème des enjeux de ce qu'il est convenu d'appeler la société de l'information, ce que, plus récemment, on a appelé les sociétés de savoirs, et qui constitue le sujet du sommet mondial de l'ONU qui se déroulera du 16 au 18  novembre 2005.

Le but de cette nouvelle réunion n'est pas simplement, pour Ars Industrialis, de fournir à ses adhérents une information sur ce sommet, ni seulement d'ouvrir une discussion sur un sujet d'actualité important : il est proprement de contribuer, en tant que personne morale, et par la rédaction d'une motion publique, au débat politique, économique et industriel, au niveau européen, à l'occasion de cet événement et de l'attention qu'il ne manquera pas de susciter : nous y voyons en effet une excellente occasion de pointer les enjeux de ce que nous appelons une politique industrielle des technologies  de l'esprit.

La séance du 24 septembre et la réunion du groupe de travail qui contribuera à la préparer, et à en assurer les suites, ont donc pour but la rédaction de cette motion, dont Ars Industrialis proposera à ses membres la publication avant le sommet de Tunis.

D'autre part, la réunion suivante, qui se tiendra le 5 novembre, peu de temps avant le sommet de Tunis, sera elle aussi consacrée aux questions que posent les technologies de l'information, mais sous un angle plus resserré, qui s'inscrit sur le registre aussi bien de ce que l'on a appelé la gestion électronique de documents que de ce que l'on appelle actuellement le knowledge management, et plus généralement, les politiques de numérisation et d'accès aux fonds numérisés, les moteurs de recherche, et, finalement, une  épistémologie de ce que nous appellerons les technologies cognitives. Celles-ci forment, avec les technologies culturelles, la base des technologies de l'esprit.

Cette question des technologies de l'information, et du type société qui s'y configure, que l'on appelle parfois la société de savoir  (UNESCO), ou la société de la connaissance (Anthony Blair, MEDEF), est aussi devenue le principal enjeu de la vie économique et de l'organisation de la production et de la consommation industrielles. C'est ce que l'on appelle aussi le capitalisme cognitif. Or, il s'y concentre toutes les questions liées à ce que nous nous avons appelé, dans notre manifeste, les hypomnémata.
Autrement dit, la question qui devrait être posée par ce sommet mondial de Tunis est celle d'une politique industrielle des hypomnémata, c'est à dire une politique de l'esprit, s'il est vrai que l'esprit est constitué par des matériaux mnémoniques, mais aussi des appareils et du matériel, ainsi que des machines logicielles que tout  cela supporte, et où la véritable question est celle de l'invention de pratiques socialement fécondes.
Cette question doit être posée en ayant sous le regard cet étonnant paradoxe qui fait que l'on parle de sociétés du savoir et d'économies de la connaissance au moment où il faut bien constater que l'avilissement des esprits (devenus du temps de cerveau disponible) est désormais un fait avéré et revendiqué sans vergogne par une partie du monde industriel au nom du " réalisme "  économique. Dans le même moment, il est intéressant de noter que l'université d'été du MEDEF a mis son programme de rencontres sous le signe de la nécessité de " réenchanter le monde ". Autrement dit, le désenchantement, qui caractérisa selon Weber le contexte de développement de " l'esprit du capitalisme ", apparaît ici rencontrer ses limites. Mais que veut-on signifier ainsi ?
Nous pensons que de tels sujets s'inscrivent dans la question  de la " baisse de la valeur esprit " dont s'alarmait déjà Paul Valéry en 1939.

La première hypothèse que nous tenterons de défendre au cours de notre séance du 24 septembre est que, outre qu'un enjeu tel que l'organisation des sociétés de l'information, ou du savoir, et qui est ici pensée au niveau transnational, puisque nous sommes dans le contexte d'un événement organisé par l'ONU, mérite une formalisation théorique ambitieuse, celle-ci ne peut devenir fructueuse qu'à la condition de se concrétiser par la mise en place d'une politique à long terme, menée, pour ce qui concerne nos horizons d'action, au niveau européen, par une nouvelle forme de puissance publique, dûment missionnée, dotée de moyens appropriés, de concepts opératoires, de méthodes afférentes, et d'un programme d'action largement débattu, et composée aussi bien des acteurs publics et associatifs concernés que des acteurs économiques privés qui contribuent à façonner les espaces et les temps publics, et que sont les industriels des technologies cognitives et des technologies culturelles.
D'autre part, les enjeux juridiques, économiques et technologiques, à plus court terme, de l'évolution des technologies cognitives et culturelles, qui convergent du fait de la numérisation généralisée, seront évidemment analysés au cours de cette séance, qui sera modérée par Catherine Perret et animée par Jean-Max Noyer, professeur à l'université Paris XI, Serge Regourd, professeur à l'université de Toulouse le Mirail, et Bernard Stiegler, président d'Ars Industrialis.

 

La séance suivante aura lieu, toujours au théâtre de la Colline, le samedi 5 novembre, et sera donc consacrée à la question des conditions d'accès à l'information, en particulier à la conception des moteurs de recherche, mais aussi à l'organisation des bases de données et des communautés de travail constituées autour de ces fonds numérisés, et aux enjeux épistémologiques et sapientiels qui se dissimulent sous ces questions, d'apparence tout d'abord très technologiques.
Un groupe de travail sera rapidement constitué pour préparer cette rencontre, qui alimentera  donc également notre contribution aux questions du sommet de Tunis.

 

Nous proposons plus généralement aux membres de l'association qui sont intéressés par la participation à des groupes de travail de nous le faire savoir : il s'agit dans l'immédiat des  groupes consacrés aux thèmes suivants :

  • . Souffrance et consommation
    . La propriété et l'économie du libre
    . L'avenir de la télévision
    . Société de l'information, société de savoirs et politique industrielle des technologies de l'esprit
    . Moteurs de recherche, organisation de l'information, conception des formes contemporaines d'hypomnémata.

Ces groupes seront certainement conduits à travailler en réseau, et c'est pour nous l'occasion d'apporter une précision sur ce qui concerne la mise en œuvre des possibilités  qu'offre  le site d'Ars indsutrialis pour la coopération de ses membres.
Comme nous l'avons fortement revendiqué dans notre manifeste, nous souhaitons expérimenter nous-mêmes et pratiquer régulièrement toutes les possibilités qu'offrent les dispositifs de communication numérisés, en particulier ceux qui apparaissent depuis maintenant 13 ans avec le réseau internet. C'est dans cette perspective que nous avons posé en principe que les membres de l'association doivent pouvoir par exemple proposer une page personnelle. Et nous réfléchissons évidemment à d'autres possibilités.
En l'état actuel des choses, notre système de production de ces pages personnelles n'est pas  encore très fonctionnel, et nous allons nous attacher à l'améliorer aussi rapidement que possible.
Mais cette difficulté est l'occasion pour nous de préciser un point de méthode pour ce qui concerne notre effort de contribution à la socialisation de ces technologies dans le sens d'une amélioration de la vie de l'esprit, plutôt que dans celui d'une aggravation de la misère symbolique qui est donc aussi " spirituelle ", au sens de Valéry.
Les technologies de communication et d'information sont soumises, du fait de la concurrence industrielle, à des rythmes de socialisation effrénés et parfaitement intenables. Les effets pervers de cette pression tout à fait artificielle sont innombrables, mais parmi eux sont l'inflation informationnelle et son corrélat, ce que l'on a appelé the cognitive overflow  syndrom, c'est à dire la saturation d'informations, qui a pour résultat que ce qui était fait pour faciliter la vie de l'esprit en fin de compte la paralyse.
Notre hypothèse  centrale est que la socialisation de ces technologies est une question primordiale pour l'avenir, et qu'elle procède d'une réorganisation de la place des hypomnémata  dans la vie quotidienne - et aussi, bien sûr, de leur conception. Mais nous pensons aussi que nous ne devons pas nous précipiter sur une pratique maniaque de ces techniques.
Il est évident que ces thèmes seront en toile de fond de plusieurs de nos groupes de travail. Nous nous efforcerons de les formaliser spécifiquement afin de préciser notre organisation et nos objectifs sur ce point, et la démarche que nous proposerons en cette matière aux membres de l'association - c'est à dire au processus d'individuation psychique et collective qu'elle constitue.